o Annulation du regroupement des concessions hydroélectriques sur la Dordogne

La réglementation ne respecte pas la loi qui interdit de prendre en compte certaines dépenses, pour le calcul de la nouvelle date d’échéance des concessions regroupées.

Saisi par l’Association française indépendante de l’électricité et du gaz (Afieg) d’un recours contre le décret n2019-212 du 20 mars 2019 relatif au regroupement des concessions hydroélectriques de la Société hydroélectrique du Midi sur la Dordogne, le Conseil d’État avait d’abord donné un délai d’un an au ministère de la transition écologique, pour lui permettre de présenter « tous documents permettant de déterminer, d’une part, les modalités de calcul de la nouvelle date commune d’échéance des concessions regroupées et les éléments sur lesquels l’administration s’est fondée pour calculer cette date et, d’autre part, la valeur de la variable E mentionnée à l’article R. 521-61 du code de l’énergie ».

On peut supposer que ce délai a aussi permis aux membres de la section du contentieux de se familiariser avec cette affaire très complexe. Si complexe qu’il a fallu une séance orale d’instruction, une procédure très inhabituelle devant le Conseil d’État, pour que les juges y voient clair.

Deux concessions exploitées par la Shem

Il s’agit du regroupement de deux concessions hydroélectriques sur la Dordogne, au profit de la Société hydro-électrique du Midi (Shem). Un tel regroupement a été rendu possible par l’article L. 521-16-1 du code de l’énergie, issu de l’article 116 de la loi n2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte.

Avant cette opération, la Shem exploitait deux concessions sur la Dordogne : celle de Coindre-Marèges et celle de Saint-Pierre-Marèges. La première est venue à expiration le 31 décembre 2012, et la seconde devait expirer le 31 décembre 2062. Ce regroupement a permis de fixer une nouvelle date commune d’échéance au 31 décembre 2048, sous réserve de l’engagement de certains travaux détaillés dans le décret. Ce sont cette date et les modalités de sa fixation qui sont contestées.

Les concessions hydroélectriques bénéficient d’une particularité : lorsqu’elles viennent à échéance, elles peuvent être prorogées jusqu’à la délivrance d’une nouvelle concession, comme le prévoit l’article L. 521-16 du code de l’énergie. C’est ce qu’on appelle une prorogation en délais glissants. La concession de Coindre-Marèges en a précisément bénéficié entre 2013 et 2019, et tout le problème vient de là.

Ne pas modifier l’équilibre économique

L’article L. 521-16-1 a prévu des règles générales pour regrouper plusieurs concessions formant une chaîne d’aménagements hydrauliquement liés, et l’une de ces règles est la fixation d’une nouvelle date d’échéance commune, calculée à partir des dates d’échéance prévues par les cahiers des charges des contrats regroupés. Cette nouvelle date est fixée de manière à garantir au concessionnaire le maintien de l’équilibre économique, apprécié sur l’ensemble des concessions regroupées. Il s’agit donc d’une question d’argent.

L’alinéa 4 de cet article L. 521-16-1 règle le cas particulier des concessions prorogées en délais glissants : elles peuvent bien être prises en compte dans le calcul de la nouvelle date, mais seulement à hauteur des investissements réalisés pendant la période de prorogation. C’est logique, puisque le concessionnaire est réputé avoir atteint l’équilibre économique, et si possible la rentabilité, avant la date d’échéance normale.

Mais c’est là que se trouve le premier problème : les modalités d’application de cet article ont été fixées par le décret n2016-530 du 27 avril 2016 relatif aux concessions d’énergie hydraulique et approuvant le modèle de cahier des charges applicable à ces concessions. Ce texte a notamment ajouté au code de l’énergie un article R. 521-61. On y trouve une belle formule mathématique pour calculer comment prendre en compte dans un regroupement une concession prorogée en délais glissants.

Un élément essentiel de cette équation est la variable E, définie comme « la valeur actualisée nette des flux de trésorerie sur la même période, augmentée des investissements de remise en bon état des biens qui incombaient au concessionnaire à la date normale d’échéance de la concession et ont été réalisés après cette date ». Il s’agit donc toujours d’une question d’argent.

Si cette variable E est nulle ou négative, autrement dit si le concessionnaire s’est contenté de regarder l’eau couler sans faire aucune dépense sur la concession prorogée, on ne tient pas compte de cette prorogation pour calculer la nouvelle date commune d’échéance des contrats regroupés. Si elle est positive, cela repousse d’autant cette nouvelle date commune, en fonction du résultat de cette équation.

Ne pas prendre en compte la remise en état des biens

Mais voilà : l’article L. 521-16-1 a prévu que ce calcul ne devait prendre en compte que les investissements réalisés pendant la période de prorogation, alors que l’article R. 521-61, qui est censé l’appliquer, prend en compte à la fois les flux de trésorerie, autrement dit les investissements nouveaux, et les investissements de remise en bon état des biens. Et selon un principe général du droit des concessions, cette remise en bon état doit être achevée à la date d’échéance normale du contrat. L’article réglementaire ne respecte donc pas l’article législatif, et le Conseil d’État constate ainsi qu’il est illégal.

Toutefois, comme le délai de recours contre le décret du 27 avril 2016 est dépassé depuis belle lurette, l’article R. 521-61 ne peut plus être annulé par le juge administratif. En revanche, on peut faire constater son illégalité par voie d’exception, ce qui aboutit à faire annuler tous les textes réglementaires fondés sur cet article illégal, à condition que chacun soit lui-même déféré devant le juge administratif dans le délai de recours qui lui est applicable. C’est le cas pour le présent décret du 20 mars 2019, qui est annulé par ce moyen.

Et pour faire bonne mesure, le Conseil d’État recalcule la variable E concernant la concession de Coindre-Marèges, en ne tenant compte que des investissements nouveaux : cette variable est alors négative, et le décret attaqué est par conséquent lui-même illégal.

CE, 12 avr. 2022, n434438 (JO 17 avr. 2022, texte n94).

NDLR : Pour régler définitivement cette affaire, le ministère chargé de l’énergie devra d’abord corriger l’article R. 521-61 du code de l’énergie, puis réécrire le décret annulé, en se fondant sur la date initiale d’échéance de la concession de Coindre-Marèges pour calculer la nouvelle date d’échéance des concessions regroupées. En fin de compte, on devrait arriver au 31 décembre 2044 au lieu de 2048, à une année près. Cette annulation ne met donc aucunement en péril la survie de la Shem.

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