o Canal Seine-Nord Europe : un projet presque exemplaire… s’il se concrétise un jour

Le dossier soumis à l’autorité environnementale est un modèle du genre, sauf quand il s’agit de justifier le bilan économique et le bilan climatique. Ce sont pourtant les principales justifications du projet.

Depuis qu’il est question de réaliser un canal à grand gabarit entre les bassins de la Seine et de l’Escaut, des études de plus en plus détaillées ont été réalisées, notamment sur l’impact environnemental de ce canal Seine-Nord Europe (CSNE).

L’Autorité environnementale (Ae) a déjà été saisie plusieurs fois de ce dossier, en particulier pour rendre en 2019 un avis de cadrage et pour rendre en 2015 un avis détaillé sur le secteur 1, le plus méridional, qui consiste à canaliser l’Oise à l’aval de Noyon (Oise). Ces avis ont été très largement pris en compte par le maître d’ouvrage, la Société du canal Seine-Nord Europe (SCSNE).

« Une démarche exemplaire à bien des égards »

Il en résulte un énorme dossier, de près de 13 000 pages, qui a fait l’objet d’un nouvel avis de l’Ae le 10 novembre dernier, sous le numéro 2022-78. Il ne porte que les secteurs 2 à 4, c’est-à-dire le tracé nouveau entre Passel (Oise) et Aubencheul-au-Bac (Nord). Ce projet « s’inscrit dans une démarche exemplaire à bien des égards », résume l’Ae, qui est rarement aussi enthousiaste. Son avis très dense est donc globalement positif, mais il est assorti de nombreuses recommandations, plus ou moins importantes, qui démontrent que la SCSNE doit encore approfondir certains sujets.

Détruire le Pont-Neuf pour mettre la Seine au grand gabarit à Paris ?

Le CSNE est désormais prévu pour entrer en service en 2030. Il sera long de 107 km et large de 60 mètres, ce qui le rendra accessible aux convois de 4 400 tonnes, soit la catégorie Vb selon le classement européen. On notera que, pour l’instant, seul son débouché sud sera à ce gabarit à l’horizon 2035, et uniquement vers Le Havre. Pour la Seine amont, les ponts de Paris constituent un goulot d’étranglement que la SCSNE espère voir supprimé d’ici à 2070. L’AE fait remarquer que cela impliquerait la destruction et la reconstruction de certains ouvrages historiques, comme le Pont-Neuf, ce qui semble inconcevable.

Au nord, le réseau de l’Escaut et au-delà est pour l’instant en grande partie classé Va, mais son passage au gabarit Vb est déjà prévu et ne devrait pas poser de difficulté particulière. Ce sera une question de temps et de moyens. Du coup, on peut se demander si ce nouvel axe fluvial entraînera une augmentation des flux vers Paris, Rouen et Le Havre… ou au contraire du bassin de la Seine vers Anvers, dont le port est beaucoup plus fréquenté par les navires de haute mer. L’Ae laisse cette question en suspens.

Elle s’interroge toutefois sur la capacité du futur canal à capter une partie importante du trafic de marchandises qui emprunte actuellement la route ou la voie ferrée dans le nord de la France.

Elle note aussi que les hypothèses économiques retenues pour justifier la rentabilité de l’ouvrage sont peu réalistes : une croissance moyenne de 1,6 % entre 2016 et 2070, un baril de pétrole à 103 , valeur 2019, et surtout une vignette sur les poids lourds dont on ne voit guère la couleur en France pour l’instant. En termes plus administratifs, « l’analyse socio-économique proposée repose sur des hypothèses dont le biais d’optimisme affecte [la] crédibilité ». Or le report modal constitue la principale justification économique d’un projet dont la rentabilité semble pour le moins délicate.

En 2050, les camions n’émettront plus de gaz à effet de serre

De même, si la voie d’eau réduit considérablement les émissions de gaz à effet de serre et de polluants atmosphériques, par rapport au trafic routier, qu’en sera-t-il en 2050, une fois que les camions n’auront plus le droit de rouler au gasoil ? Le dossier semble très en retard par rapport aux décisions politiques déjà prises par l’Europe et la France, et la justification climatique et écologique du projet devient ainsi incertaine.

Cette mise en perspective insuffisante se retrouve dans d’autres aspects de ce projet. Ainsi, selon ses concepteurs, le canal n’aura pour seule fonction que le transport fluvial. Or les chambres d’agriculture des Hauts-de-France ont déjà développé un projet agricole pour les territoires voisins de cet axe, qui vise notamment à utiliser davantage la ressource en eau pour l’irrigation et pour la constitution de réserves d’eau.

Et d’autres projets pourraient voir le jour par la suite, qui impliqueraient d’autres prélèvements dans le canal. Or le dossier soumis à l’Ae ne tient aucun compte de ces évolutions possibles. Pourtant, si ces prélèvements se concrétisent, il faudra augmenter les pompages pour alimenter le canal.

Il y a plus grave : les effets potentiels du changement climatique sur la ressource en eau sont sous-estimés. Il faut savoir que le canal sera globalement déficitaire en eau, malgré des aménagements importants pour récupérer l’eau utilisée par les écluses. Dans le projet actuel, deux ressources en eau devraient être sollicitées pour maintenir le niveau de l’ouvrage : un pompage dans l’Oise, jusqu’à 1,2 m3/s, et une retenue de substitution, la retenue de la Louette, qui sera sollicitée lorsque l’Oise sera à l’étiage.

Si les étiages de l’Oise s’aggravent, le niveau du canal risque de baisser

Le débit moyen de l’Oise est d’environ 110 m3/s à à Pont-Sainte-Maxence (Oise), 40 km à l’aval du futur canal, mais il y descend jusqu’à 21 m3/s en été, en cas de période quinquennale sèche. Si ces étiages sévères sont plus fréquents et plus longs, les 14 millions de mètres cubes de la retenue de la Louette pourraient ne pas suffire pour compenser les infiltrations et l’évaporation, et la navigation pourrait être plus souvent réduite.

Pour remédier à ce problème, l’Ae propose de revoir les modalités d’alimentation en eau du canal. Elle fait remarquer qu’en temps normal, des infiltrations sont prévues dans les nappes souterraines voisines, pour un total d’environ 0,6 m3/s. Elle suggère par conséquent de prévoir des pompages équivalents dans ces nappes, voire de les utiliser comme réservoirs tampons entre l’hiver et l’été, ce qui pourrait permettre de réduire la retenue de la Louette et les pompages dans l’Oise.

Certaines parties du canal seront en tranchée, d’autres en surplomb par rapport aux terrains avoisinants. Or l’étanchéité n’est jamais parfaite, et ces différences de niveau entraîneront, dans le premier cas, un drainage de la nappe par le canal, avec une baisse du niveau piétométrique pouvant atteindre 3 m, et dans le second, un relèvement de ce niveau jusqu’à 5 m de part et d’autre du remblai. D’autres travaux y contribueront, comme le comblement d’une partie du canal du Nord.

Les baisses de niveau n’auront pas d’effet sur les captages d’eau potable situés à proximité, car le niveau piézométrique ne devrait descendre que de 30 cm au droit des forages. Mais l’Ae constate que le dossier est muet sur l’impact de ces variations sur les aires d’alimentation de ces captages.

Les courants souterrains risquent d’être modifiés près de certains captages

« Or les changements dans les infiltrations et les drainages qui accompagneront la réalisation du projet modifieront les lignes de courant de la nappe et donc les bassins d’alimentation des captages à proximité. Les aires d’alimentation pourraient alors inclure de nouvelles zones polluées ou des secteurs où les pressions de pollution sont plus importantes. L’alimentation possible de ces captages par le canal peut les soumettre à de nouvelles sources de pollutions accidentelles. »

D’où ces deux recommandations de l’avis :

redéfinir les aires d’alimentation et les périmètres de protection des captages d’alimentation en eau potable, qui sont sous l’influence du canal Seine-Nord Europe et des modifications opérées sur le canal du Nord ;

vérifier qu’aucun site pollué ni aucune source de pollution chronique ne sont présents dans ces nouvelles aires d’alimentation, et sinon de prendre les mesures de maîtrise de ce risque.

Pas un mot sur le transport des matières dangereuses par la voie d’eau

Parmi ces sources de pollutions accidentelles, l’Ae envisage un accident de péniche transportant des matières dangereuses. Et ce sujet la préoccupe beaucoup, car l’énorme dossier qu’elle a épluché semble muet sur ce point. La voie d’eau est pourtant un mode de transport privilégié pour ces produits, car elle est jugée nettement plus sûre. Il semble donc très peu probable que ce canal soit durablement interdit aux bateaux de transport de matières dangereuses (TMD).

Or, « dans son avis de 2015, l’Ae demandait de préciser si un trafic de matières dangereuses était prévu sur le canal et, dans l’affirmative, de compléter l’étude d’impact par des données sur ce risque, ses impacts potentiels et les mesures envisagées pour le prévenir. L’Ae réitère cette demande. » De même, les études portant sur les conséquences des accidents éventuels n’abordent jamais les effets d’un déversement de TMD sur la santé humaine, sur l’eau ni sur l’environnement.

Les autres recommandations portent sur des questions moins sensibles et plus simples à traiter, même s’il peut éventuellement en résulter des complications de détail. Nous invitons nos lecteurs à se reporter à l’avis, très facile à lire malgré sa densité. En réalité, on peut se demander si les principales omissions ou imprécisions relevées par l’Ae sont totalement involontaires. En effet, si le bilan économique ou le bilan climatique doivent être révisés à la baisse, le projet a toutes les chances d’être de nouveau reporté aux calendes grecques. Ce qui ne ferait pas l’affaire de la SCSNE.

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