o Éditorial : Bien commun

L’article premier de la loi sur l’eau de 1992 a proclamé que l’eau faisait « partie du patrimoine commun de la nation ». Cette formule a été ciselée avec la plus grande précision, pour poser un principe politique sans affecter les nombreux statuts juridiques de l’eau. Il aurait pu sembler plus simple de traduire l’expression latine res communis, littéralement « chose commune », par « bien commun » ; mais l’expression complète qui en aurait résulté, « bien commun de la nation », aurait été trop proche de la notion de bien national, ce qui nous aurait ramenés aux heures sombres de la Révolution française. D’ailleurs, si l’eau était définie comme un bien commun en toutes circonstances, on ne pourrait plus l’acheter en bouteille, ni arroser son jardin avec l’eau de pluie qu’on recueille dans un réservoir. Dans ces deux cas, comme dans d’autres, le droit français en vigueur classe en effet l’eau parmi les biens privés.

Proclamer que l’eau est un bien commun part d’un bon sentiment, mais la généralisation de ce concept pourrait provoquer des catastrophes. Cette notion a été définie par la science économique, et elle entraîne des effets juridiques précis, bien loin de la vague idée que s’en fait l’individu moyen. C’est pourquoi j’ai été assez inquiet en apprenant que le Cercle français de l’eau organisait un débat, le 16 septembre, sous le titre « Eau, bien commun ». On pouvait craindre que n’importe qui dise n’importe quoi. Heureusement, le CFE a eu la bonne idée d’en confier l’animation à l’économiste Bernard Barraqué, un éminent spécialiste du domaine de l’eau, qui a d’emblée rappelé la définition et les limites de ce concept de bien commun. On a ainsi évité les tirades incohérentes de ceux qui défendent la gestion publique de l’eau potable pour un motif strictement idéologique.

La distinction entre les biens publics et les biens privés a été théorisée par le grand économiste Richard Musgrave. Sa classification permet en outre de définir des biens mixtes, ou « biens publics impurs », et elle s’applique aussi aux services. Elle s’appuie sur deux notions : la « rivalité » et l’ « excluabilité ». Les consommateurs sont en situation de rivalité quand un bien n’est disponible qu’en quantité limitée. Ainsi, la pluie n’entraîne pas de rivalité, tandis qu’il peut y avoir une rivalité pour des bouteilles d’eau dans un magasin : quand le stock est épuisé, il faut aller en chercher ailleurs. Plus précisément, il y a rivalité quand la consommation du bien par un individu supplémentaire réduit la satisfaction des autres consommateurs.

Quant au néologisme « excluabilité », il traduit une notion simple : un bien ou un service est « excluable » quand la personne qui refuse d’en payer le prix n’y a pas accès. Pour reprendre l’exemple précédent, la pluie est « non excluable », alors que l’eau en bouteille vendue dans un magasin est « excluable ». Il en résulte qu’un bien « rival et excluable », comme l’eau en bouteille, est classé parmi les biens privatifs, tandis qu’un bien « non rival et non excluable », comme la pluie, est classé parmi les biens collectifs. Ce classement ne préjuge pas de leur statut juridique de bien privé ou public, même si celui-ci est souvent identique.

On voit que cette classification comporte encore deux autres catégories : le bien « non rival et excluable » et le bien « rival et non excluable ». On les regroupe sous le concept général de biens publics impurs, mais ils sont en réalité très différents. Les économistes disent du premier que c’est un bien de club, parce qu’il est réservé aux personnes qui paient pour en profiter, mais qu’il est assez abondant pour qu’on n’ait pas besoin de le contingenter. C’est par exemple une piscine municipale, tant qu’elle n’a pas atteint sa limite de capacité. C’est aussi la distribution d’eau potable quand la loi Brottes ne s’applique pas, par exemple pour les résidences secondaires. Quand cette loi s’applique, l’eau potable reste un bien de club pour la majorité des abonnés, mais elle devient un bien collectif pour ceux qui ne paient pas leur facture.

Quant au bien « rival et non excluable », c’est celui-là, et celui-là seul, que les économistes qualifient de bien commun. Un parfait exemple en est une nappe d’eau souterraine d’un volume limité : tous ceux qui l’exploitent, y compris les cours d’eau qu’elle alimente, sont en rivalité entre eux, puisqu’elle n’est pas inépuisable ; mais le droit français n’autorise personne à fixer un tarif pour encadrer cette exploitation ou pour exclure certains utilisateurs. L’expérience montre que la négociation entre les parties prenantes est alors le meilleur moyen pour réguler la consommation d’un bien commun, et le monde de l’eau le sait bien.

René-Martin Simonnet

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