o Éditorial : Crocodile

Pour faire une brillante carrière en France à la tête d’un délégataire de service public, on peut provenir de nombreux horizons : l’industrie, l’administration, la finance, etc. Mais cela ne suffit pas : il faut avant tout savoir être un crocodile. Il faut paraître inoffensif et un peu endormi, tel un vieux tronc flottant dans un marigot ; mais il faut en permanence rester aux aguets. Si une proie se présente, il faut en un éclair se jeter sur elle. Et si un danger survient, par exemple un autre crocodile plus gros, il faut se mettre sur-le-champ hors de sa portée. Une telle attitude peut agacer certains actionnaires, qui préféreraient davantage de panache, d’agitation et surtout de dividendes. Ils font alors pression pour remplacer le crocodile par un jeune loup qui leur promet une croissance prodigieuse, en oubliant la base de cette activité : une rentabilité faible, mais assurée sur le long terme.

C’est ainsi que Jean-Marie Messier s’était retrouvé jadis à la tête de la Compagnie générale des eaux, devenue sous sa présidence Vivendi environnement, et désormais Véolia. Il avait promis une croissance à deux chiffres, il a surtout laissé un endettement colossal. Après l’avoir évincé, Henri Proglio s’est longtemps comporté en crocodile, ramenant ainsi son groupe dans le droit chemin. Mais le succès lui est monté à la tête, et il s’est à son tour rêvé en jeune loup, au point qu’il a été remplacé non sans peine par Antoine Frérot. À l’inverse, chez son concurrent Lyonnaise des eaux, devenu Suez, les crocodiles se sont succédé sans interruption jusqu’en 2019, quand Bertrand Camus a été nommé directeur général. Malgré une longe carrière dans ce groupe, il s’est révélé un authentique jeune loup, engageant sa maison dans une réforme à marche forcée.

S’il avait été un crocodile, méfiant et aux aguets, il aurait prêté la plus grande attention à une menace encore imprécise, mais vitale : l’intention d’Engie de se recentrer sur son cœur de métier, ce qui impliquait la vente des 32 % du capital de Suez qu’il détenait. En négligeant des rumeurs de plus en plus insistantes, Camus a permis à Véolia de racheter ces parts. Une fois cette transaction annoncée, il s’est débattu avec toute la vigueur d’un loup blessé ; mais Frérot a serré les mâchoires et attendu que sa proie s’épuise. Des témoins sont toutefois intervenus pour forcer le crocodile Véolia à laisser repartir Suez, après en avoir toutefois absorbé un gros morceau. D’où le compromis annoncé le 12 avril dernier.

Si tout se passe sans anicroche, notamment du côté des autorités de la concurrence, le « nouveau Suez » pèsera 7 Md, soit 3 Md de plus que ce que prévoyait Antoine Frérot à l’origine, dans l’eau et les déchets, en France et un peu à l’international. Véolia lui prendra donc 11 Md, un peu en France mais surtout à l’international, là où se gagnent les parts de marché et les gros bénéfices. Compte tenu de la saturation du marché français, le « nouveau Suez » n’est pas près de faire de l’ombre au « nouveau Véolia », surtout s’il doit respecter durant quelques années une clause de non-concurrence dans certains pays. Une fois parti Bertrand Camus, ce qui subsistera du groupe amputé devra d’abord réapprendre la patience des crocodiles.

René-Martin Simonnet

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