Éditorial : Grand gabarit ?

Est-il pertinent d’aménager la Petite Seine pour qu’elle accueille des convois de 2 500 tonnes ? Ce projet, qui porte sur près de 30 km de voie d’eau entre Nogent-sur-Seine (Aube) et Bray-sur-Seine (Seine-et-Marne), est un véritable serpent de mer, ou plutôt un serpent de fleuve, puisqu’il est en discussion depuis 1980, quand la construction de la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine avait démarré. Durant la décennie précédente, le fleuve avait été élargi et approfondi à l’aval du port de Bray-sur-Seine, pour accepter des convois jusqu’à 1 600 tonnes, au gabarit européen Va ; par la suite, cette capacité a été relevée à 4 400 tonnes, au gabarit Vb, jusqu’à l’écluse la plus proche à l’aval de ce port. Le projet porté par Voies navigables de France (VNF) consisterait à recalibrer la Petite Seine jusqu’au gabarit Va, mais cette fois-ci pour des convois de 2 500 tonnes.

Relancé en 2010, ce projet a fait l’objet d’un débat public en 2011, puis d’une très longue concertation jusqu’à l’an dernier. Sur les deux tiers aval du parcours, il consisterait à élargir le lit du fleuve, à le recreuser, à remodeler ses berges et à couper des méandres. Des travaux sont aussi prévus sur les écluses. Quant au tiers amont du parcours, il emprunte pour l’instant un ouvrage artificiel, le canal de Beaulieu, qui est en mauvais état : il serait remplacé par un canal à grand gabarit parallèle, que VNF réaliserait en reliant les différentes gravières creusées en file indienne par la Société d’économie du département de l’Aube (Seda) lors de la construction de la centrale. Ce qui n’ira pas tout seul : abandonnés depuis trente ans, ces trous inondés, appelés « casiers Seda », sont devenus des havres de biodiversité. Leur transformation en un canal risque de perturber fortement les espèces animales et végétales qui les ont colonisés.

Ce projet étant soumis à évaluation environnementale, un avis doit être rendu par l’autorité environnementale compétente. En l’occurrence, il s’agit de la formation d’autorité environnementale du Conseil général de l’environnement et du développement durable (Ae). On pourrait penser qu’après dix ans d’études et de concertations, cet avis ne serait qu’une simple formalité. Il n’en est rien : l’Ae a formulé 29 recommandations dans son avis adopté le 4 novembre. Un bon nombre concernent les impacts du projet sur la nature et la biodiversité, qui semblent avoir été étudiés un peu vite. Il faut dire qu’outre les casiers Seda, le tronçon envisagé prévoit de détruire 80 hectares de zones humides, d’écorner à la marge la réserve naturelle nationale de la Bassée et d’affecter douze Znieff et trois zones Natura 2000, dont l’une abrite une espèce de libellule fortement protégée, la Cordulie à corps fin.

D’autres recommandations portent sur le devenir des 2,5 millions de mètres cubes de déblais qu’il est prévu d’extraire pendant les travaux, à partir de 2028. Tout d’abord, l’Ae accuse VNF d’avoir sous-estimé ce volume d’au moins 10 %, en minorant la largeur et la profondeur du « rectangle de navigation », c’est-à-dire la partie du cours d’eau calibrée selon le gabarit imposé par la réglementation. Elle lui demande donc « de réajuster l’analyse des incidences en conséquence et, si besoin, les mesures prises pour en éviter, réduire et compenser l’impact ». Mais surtout, VNF n’a toujours pas décidé si ces déblais serviront à combler l’actuel canal de Beaulieu ou s’ils seront réutilisés autrement, et de quelle manière.

Il y a plus grave : ce projet est susceptible de dégrader définitivement la qualité des eaux superficielles et souterraines dans son périmètre, en violation de l’article 4 de la directive-cadre sur l’eau. Certes, cet article permet une telle dégradation, mais uniquement si l’État membre concerné démontre que « ces modifications ou ces altérations répondent à un intérêt général majeur ». Or la France n’a pas encore réalisé cette démarche. « Le caractère d’intérêt général majeur de ce projet au regard de la directive-cadre sur l’eau et des exemptions qu’elle autorise nécessite à tout le moins d’être éclairci », estime l’Ae, qui recommande par conséquent d’analyser la conformité du projet avec ce texte.

Mais le pire est à venir : en disséquant le dossier présenté par VNF, l’Ae a trouvé des prévisions de hausse du trafic fluvial qu’elle juge peu pertinentes. Est-il utile d’investir 343 M dans un projet qui n’intéressera peut-être pas assez d’utilisateurs pour justifier cette dépense, même à très long terme ? Et si le report du trafic routier vers la voie d’eau assure aujourd’hui une réduction importante des émissions de gaz à effet de serre, qu’en sera-t-il demain, alors que la France prévoit d’interdire en 2050 la circulation des camions consommant des hydrocarbures ? D’où cette conclusion féroce : « À ce stade, le dossier ne permet pas d’apprécier l’utilité publique du projet, faute d’éléments suffisants pour dresser le bilan entre ses gains et ses incidences négatives importantes pour l’environnement. » Et sans déclaration d’utilité publique, le projet ne se réalisera pas.

René-Martin Simonnet

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