Éditorial : Hâpy

Dans l’Égypte antique, la religion était omniprésente, depuis les spéculations les plus subtiles jusqu’aux superstitions les plus triviales. Après tout, le maître du pays, Pharaon, n’était-il pas lui-même un dieu vivant, lointain successeur du dieu-soleil, Râ, qui avait régné le premier sur la vallée du Nil ? Aussi les Égyptiens avaient-ils tendance à diviniser tout ce qu’ils voyaient ou concevaient : le soleil et les astres, les anciens Pharaons et les sages de jadis, les animaux et plantes réels ou chimériques, les parties du corps des dieux, les temples où ils résidaient, les objets mentionnés dans les mythes, certains concepts comme la justice et l’harmonie (Maât), les montagnes, les villes, voire des quartiers.

Sans le Nil, l’Égypte n’aurait jamais existé. C’est lui qui transformait le désert en un territoire incroyablement fertile. On connaît la formule toujours valable de l’historien grec Hérodote, qui avait parcouru et admiré sans réserve ce pays : « L’Égypte est un don du Nil. » Il aurait donc semblé logique que les Égyptiens eussent divinisé leur fleuve nourricier, qu’ils nommaient Iteru. Il n’en fut rien. Ni le Nil, ni ses affluents temporaires, ni ses bras et diverticules, ni les plans d’eau, marécages ou canaux n’ont jamais reçu le moindre culte. On suppose que cette abstention résultait d’un interdit religieux. Il a fallu attendre l’arrivée des Grecs, puis des Romains, pour voir apparaître quelques statues du Nil divinisé, sculptées dans le style gréco-romain sans aucune référence aux stéréotypes de la statuaire égyptienne. Il est visible que ce culte n’a pas séduit les autochtones.

Si le fleuve n’a pas été adoré, les Égyptiens ont reporté leur dévotion sur sa crue annuelle, qu’ils ont personnifiée sous le nom de Hâpy, un homme bedonnant à la peau bleue, muni de deux mamelles de nourrice et coiffé d’un bouquet de végétation aquatique. Ils situaient son logis dans une grotte sous la première cataracte, juste au sud de l’actuel barrage d’Assouan. Les cataractes du Nil ne sont pas des cascades formées par des barres rocheuses, mais des rapides sans la moindre grotte ; mais peu importe. Chaque année, au plus chaud de l’été, Hâpy ouvrait sa grotte et relâchait l’eau de la crue chargée du limon noir dont dépendait la fertilité des champs. Pour l’encourager à la générosité, on lui chantait alors un hymne très émouvant, qui nous est parvenu. Le reste de l’année, il ne bénéficiait d’aucun culte : il ne fallait surtout pas le réveiller au mauvais moment et risquer de provoquer une crue avant que les récoltes ne fussent achevées.

De toute façon, les Égyptiens se méfiaient de l’eau indomptée : chaque fois qu’il pleuvait dans le Sud, il fallait envoyer un rapport au Premier ministre. Cette règle surprenante a été retrouvée gravée dans la tombe d’un titulaire de cette charge, Rekhmirê, ce qui indique toute son importance. Elle se comprend mieux si l’on se souvient que la pluviométrie annuelle à Assouan était de… zéro millimètre. La pluie était un désastre, parce que la plupart des bâtiments étaient édifiés en briques crues ou en torchis. L’eau du ciel les faisait fondre et transformait en bourbiers les rues et routes en terre battue. On comprend qu’elle n’ait jamais été divinisée.

René-Martin Simonnet

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