o Éditorial : La CNR est sauvée

Afin de comprendre la raison d’être de la loi relative à l’aménagement du Rhône, qui a été adoptée en un mois sans aucune difficulté particulière, il faut commencer par remonter un siècle en arrière, à la loi du 16 octobre 1919 relative à l’utilisation de l’énergie hydraulique. Ce texte a nationalisé l’énergie hydraulique en France, au moment où l’hydro-électricité se développait. Les installations d’une puissance supérieure à 4,5 MW doivent obtenir une concession, d’une durée maximale de 75 ans, les autres une autorisation, d’une durée illimitée.

La France n’a eu pendant longtemps qu’à se féliciter de cette organisation, qui lui permet encore aujourd’hui de présenter un bilan très honorable en matière d’énergies renouvelables. Trois concessionnaires se sont imposés au fil du temps : la Compagnie nationale du Rhône (CNR) sur ce fleuve, la Société hydro-électrique du Midi (Shem) dans le Sud-Ouest, et Électricité de France (EDF) ailleurs. Les deux premières sociétés sont désormais filiales d’Engie.

Mais leur avenir s’est assombri quand les concessions et les marchés publics sont devenus un domaine de compétence de l’Union européenne : puisque ces barrages ont été concédés, ils doivent être remis en concurrence à l’échéance de leurs concessions, et cette procédure doit être ouverte à toutes les entreprises européennes, compte tenu des montants en jeu. Or la majorité des États membres n’ont pas choisi le régime de la concession pour leurs grands barrages. Les sociétés qui les exploitent pourront donc poser leur candidature contre les trois exploitants historiques français, sans être soumises à la même obligation de renouvellement. Pour l’instant, la France a gelé la situation en recourant à la procédure des délais glissants, mais cela interdit toute évolution des ouvrages concernés. Et la Commission européenne commence à s’impatienter : elle a lancé en 2019 une procédure d’infraction contre la France pour l’obliger à remettre en jeu ces concessions.

Dans le même temps, l’État réfléchit à une restructuration d’EDF. Le projet élaboré ces dernières années, sous le nom d’Hercule, consistait à diviser le groupe en trois ou quatre entités, dont une pour l’hydroélectricité : celle-ci aurait été transformée en une quasi-régie nationale, ce qui la dispense de renouveler ses concessions. Mais ce projet Hercule a été abandonné l’an dernier, en raison des fortes objections qu’il soulevait notamment chez le personnel et les élus locaux concernés. L’avenir d’EDF reste donc flou, tout comme celui de la Shem.

La présente loi vise précisément à éviter une telle incertitude pour la CNR. Elle profite d’une singularité juridique : cette société a été créée par une loi spécifique, celle du 27 mai 1921, qui a été promulguée seulement en 1931. Ses 19 barrages font l’objet d’une seule concession. Et si la CNR a été créée le 27 mai 1933, ses barrages n’ont été réalisés qu’au fil du temps. Dans ses discussions avec la Commission européenne, la France a su s’appuyer sur cet échelonnement : la concession unique de 75 ans a été recalculée, non pas à partir de la date de construction du premier barrage, en 1948, mais en faisant la moyenne des dates de mise en service des 19 barrages, pondérée du productible moyen de chacun. Ce qui nous amène à 1966. Par conséquent, la concession actuelle court jusqu’au 31 décembre 2041, au lieu de 2023 si l’on s’était fondé sur l’année 1948, et la nouvelle loi le précise dès son article premier. Astucieux, non ?

Si Bruxelles a accepté ce tour de passe-passe, c’est aussi parce que la France s’est engagée à faire réaliser par la CNR un grand programme de travaux supplémentaires, y compris la construction éventuelle d’un nouveau barrage, pour un montant d’environ 700 M sur vingt ans. Mais le législateur s’est montré prudent, en laissant à l’État la possibilité de renoncer à ce barrage, par exemple si les études préliminaires prouvent que son impact environnemental est inacceptable. Dans ce cas, les 700 M devront être affectés à d’autres travaux, ce qui sera plutôt compliqué à décider : les ouvrages de la concession sont en parfait état de marche. Il le faudra pourtant, parce que la Commission européenne n’hésitera pas à attaquer la France si ces 700 M ne sont pas investis, voire à exiger la fin anticipée de la concession.

René-Martin Simonnet

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