o Éditorial : L’argent du plomb

Fondée en 1911 à Flint, Michigan (États-Unis), General Motors y a employé jusqu’à 30 000 personnes dans une usine géante. Les 200 000 habitants de cette ville alors prospère dépendaient tous de cet établissement, directement ou indirectement. Mais l’entreprise s’est retrouvée en faillite en 2009 et a fermé brutalement la plus grande partie de l’usine, plongeant la ville dans la misère. Celle-ci a perdu la moitié de sa population et est considérée désormais comme la grande ville la plus pauvre et la plus dangereuse des États-Unis.

Pour tenter de rééquilibrer un budget municipal surendetté, un administrateur d’urgence nommé en 2011 par le gouverneur du Michigan a taillé dans les dépenses. Il a ainsi abandonné en 2014 l’approvisionnement en eau depuis le lac Huron, car l’aqueduc de 120 km de long qui l’acheminait appartenait à la ville de Detroit, et Flint devait ainsi acheter l’eau au prix fort. En attendant la mise en service, prévue pour 2017, d’un nouvel aqueduc construit par Flint et alimenté également par le lac Huron, la ville a pompé son eau directement dans la rivière Flint, qui la traverse. Pour ce faire, elle a remis en service une vieille usine de potabilisation trop petite, qu’elle n’a pas modernisé puisqu’il s’agissait d’une mesure provisoire.

Or l’eau de la rivière Flint est très chargée en chlorure, sans doute en raison de l’utilisation massive du sel pour déneiger les routes et les rues. Elle est donc très corrosive pour les canalisations métalliques. Comme l’eau du lac Huron ne présente pas cet inconvénient, la ville de Flint ne s’était jamais souciée de changer ses vieilles canalisations en plomb, même au temps de sa plus grande prospérité. Il a suffi de quelques mois pour provoquer la remise en suspension des biofilms et la corrosion des canalisations. Les habitants ont donc constaté que leurs robinets crachaient une eau colorée et nauséabonde. Ensuite, les autorités sanitaires et la municipalité ont découvert que le taux de plomb dans l’eau atteignait des valeurs invraisemblables. Au bout de deux ans, sans attendre la construction du nouvel aqueduc, Flint a dû se résoudre à reprendre ses achats d’eau à la ville de Detroit.

Les conséquences sanitaires de cette faute sont catastrophiques : le nombre d’enfants atteints de saturnisme a doublé en deux ans, la fertilité masculine s’est effondrée et les fausses couches se sont multipliées. On a en outre recensé 12 décès provoqués par les légionelles durant cette période, peut-être en raison de la remise en suspension des biofilms. Si le Michigan finance désormais le remplacement des canalisations en plomb à Flint, ce chantier durera encore plusieurs années. La corrosion s’est ralentie, mais elle se poursuivra malgré le retour à une eau moins agressive, tant que le biofilm ne se sera pas reconstitué.

Le 10 novembre dernier, un tribunal a avalisé un accord de dédommagement, financé en majorité par le Michigan. Un fonds de 600 millions de dollars sera constitué au profit des enfants de la ville, ainsi que des adultes qui pourront prouver qu’ils souffrent de maladies liées à la contamination par le plomb ; Flint n’en a pas fini avec les procès… Et cela ne règle pas tout : bien que les normes de potabilité soient de nouveau quasiment respectées, les habitants n’ont plus confiance dans leur robinet. Ils continuent à se rabattre sur l’eau filtrée ou en bouteille, avec l’aide des structures caritatives, ou à se dépanner chez des amis qui habitent en banlieue et ont échappé à cette catastrophe. Et beaucoup refusent désormais de payer leur facture d’eau.

René-Martin Simonnet

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