Éditorial : Maîtres du temps

En théorie, le Sénat a beaucoup moins de pouvoirs que l’Assemblée nationale. En pratique, il dispose d’un atout considérable : il n’est pas pressé, même à la fin d’un quinquennat. Quand les ministres et les députés s’agitent fébrilement pour adopter le maximum de lois avant de repasser devant les électeurs, les sénateurs poursuivent tranquillement leurs travaux. Leur mandat est plus long et le mode de renouvellement du Sénat par moitié leur garantit une certaine continuité. Et quand bien même la majorité sénatoriale basculerait, ce qui est très rare, il y aura toujours des élus de la nouvelle majorité pour reprendre la plupart des priorités de la précédente, car elles sont en général élaborées dans un esprit consensuel.

Le présent projet de loi 3DS en est l’illustration parfaite. Élections nationales obligent, la session parlementaire s’achèvera en février 2022, et l’ordre du jour du Parlement sera particulièrement chargé jusque là. Ce projet de loi « relatif à la différenciation, [à] la décentralisation, [à] la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale » est en chantier depuis des années, et le gouvernement actuel espère parvenir à le boucler avant de rendre son tablier. Il l’a donc présenté selon la procédure accélérée, qui se limite à une seule lecture dans chaque chambre avant une éventuelle commission mixte paritaire (CMP). Rappelons qu’en vertu de l’article 39 de la Constitution, il devait être soumis en premier lieu au Sénat, puisqu’il a « pour principal objet l’organisation des collectivités territoriales ».

Après deux semaines de débats, le Sénat l’a adopté la semaine dernière. Pour l’instant, la première lecture à l’Assemblée nationale est prévue pour fin septembre. La CMP se réunira ensuite, pour trouver un compromis sur les articles restant en discussion. Si elle est conclusive, les lectures suivantes ne seront plus qu’une formalité, et la loi pourra être promulguée avant la fin du quinquennat, même en cas de saisine du Conseil constitutionnel. Si en revanche la CMP échoue, les lectures suivantes risquent de s’étaler sur des mois, dans un calendrier parlementaire surchargé, et personne ne peut garantir que le texte sera adopté à temps. L’enlisement définitif de ce projet de loi important serait un échec cuisant pour la majorité présidentielle et un succès tactique pour la majorité sénatoriale.

L’exécutif a donc besoin du Sénat, mais celui-ci a bien l’intention de vendre chèrement sa mansuétude. Voici un an, il avait publié 50 propositions pour la poursuite de la décentralisation, qu’il a amplement reprises dans le présent texte, d’abord en commission, puis en séance publique. Plus largement, les sénateurs ont fait preuve d’une grande créativité, sur ce sujet qui leur tient particulièrement à cœur. Le texte est ainsi passé de 84 articles, dans sa version initiale, à 158 articles après son passage en commission, puis à 217 articles à l’issue de la première lecture, du 7 au 21 juillet. Et la plupart des 84 articles initiaux ont été modifiés.

En temps normal, le Gouvernement pourrait s’appuyer sur l’Assemblée nationale, qui a le dernier mot, pour imposer son point de vue. Mais nous ne sommes pas en temps normal, et la majorité présidentielle a besoin d’une CMP conclusive. Par conséquent, les députés ne pourront pas bouleverser le texte adopté par les sénateurs. Plus encore, le Gouvernement devra éviter de déposer des amendements trop importants, faute de quoi les sénateurs lui reprocheront d’avoir été tenus à l’écart des débats correspondants.

Par exemple, certains ministères travaillent actuellement à une réforme des redevances des agences de l’eau. Ce dispositif aurait plutôt sa place dans une loi de finances, mais on peut imaginer que certaines de ses dispositions pourraient en théorie être insérées dans le présent projet de loi, par amendement à son article 46. Or les sénateurs ne l’accepteraient sans doute pas. Ce serait là une grave erreur, qui mettrait en péril l’ensemble du texte.

René-Martin Simonnet

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