Éditorial : Ouroboros

Le serpent qui se mord la queue, appelé ourobóros en grec ancien et ouroboros en français pédant, a été un symbole très respecté dans de nombreuses civilisations, jusque sous la Révolution française, mais notre société actuelle le regarde d’un œil beaucoup moins favorable. Nous espérons une amélioration rapide et décisive de notre condition, et nous préférons donc les symboles linéaires du progrès et de la rapidité, par exemple une fusée, à un symbole circulaire de la stabilité ou du perpétuel retour. Dépouillé de son noble nom grec, le serpent qui se mord la queue est devenu le symbole de l’impuissance, de l’immobilisme, voire de l’incohérence, par assimilation au cercle vicieux.

Si l’on retient ce dernier sens, on peut dire que le Conseil d’État a pondu un gros ouroboros, le 4 août dernier, dans sa décision Association les Amis de la Terre France et autres (n428409, Lebon). L’affaire porte sur la qualité de l’air ; sans la détailler, notons que le Conseil d’État harcèle l’État depuis quatre ans pour qu’il applique pleinement une directive de 2008. L’année dernière, il l’a ainsi menacé d’une astreinte de 10 M par semestre si son retard persistait. En mars dernier, sa section du rapport et des études a analysé les mesures prises depuis, et a conclu qu’elles ne suffisaient pas. La décision du 4 août met donc la menace à exécution et impose à l’État de verser 10 M, au titre de la liquidation provisoire de l’astreinte prononcée en 2020. Provisoire, car d’autres décisions ultérieures pourront augmenter cette somme.

Mais que faire de ces 10 M€ ? En temps normal, quand un juge liquide une astreinte, c’est au profit d’une personne physique ou morale lésée par un manquement persistant, le plus souvent celle qui l’a saisi. Mais quand ce manquement lèse tout le monde et non une personne précise, par exemple en cas de pollution de l’air, la logique veut que l’astreinte soit liquidée au profit de celui qui représente l’ensemble des personnes lésées : l’État. Réciproquement, rien n’interdit d’infliger à l’État une astreinte au profit d’une personne précise qu’il aura lésée, par exemple une commune ou un citoyen.

Mais dans le cas présent, l’État est puni pour un manquement persistant qui lèse tout le monde ; il devrait donc logiquement percevoir l’astreinte qui lui est infligée. Le Conseil d’État a bien conscience de ce paradoxe, ce qui le conduit à créer une jurisprudence acrobatique par le biais d’un considérant de principe. Il rappelle d’abord que la juridiction administrative peut prononcer une astreinte à l’encontre d’une personne morale de droit public ou d’un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public ; et qu’elle peut dans certains cas affecter une partie d’une astreinte au budget de l’État, en application du second alinéa de l’article L. 911-8 du code de justice administrative. « Toutefois, poursuit la décision du 4 août, l’astreinte ayant pour finalité de contraindre la personne morale de droit public ou l’organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public à exécuter les obligations qui lui ont été assignées par une décision de justice, ces dispositions ne trouvent pas à s’appliquer lorsque l’État est débiteur de l’astreinte en cause. »

Alors, que faire dans ce cas ? Eh bien, « la juridiction peut […] décider d’affecter cette fraction à une personne morale de droit public disposant d’une autonomie suffisante à l’égard de l’État et dont les missions sont en rapport avec l’objet du litige ou à une personne morale de droit privé, à but non lucratif, menant, conformément à ses statuts, des actions d’intérêt général également en lien avec cet objet ». Par conséquent, l’association requérante ne reçoit que 100 000 , et les 9,9 M restants sont partagés entre deux établissements publics administratifs, le Cérema et l’Anses, deux établissements publics industriels et commerciaux, l’Ademe et l’Ineris, et quatre associations agréées de surveillance de la qualité de l’air. Si l’affaire avait concerné l’eau, les bénéficiaires auraient sans doute été les agences de l’eau.

À première vue, le Conseil d’État a ainsi échappé au cercle vicieux. Mais à y regarder de plus près, on constate que tous ces organismes reçoivent des financements réguliers de l’État, sous la forme de subventions ou de taxes et redevances affectées. Rien n’empêchera le ministère du budget de réduire ces financements d’un montant équivalent à celui des fractions de l’astreinte qui leur ont été distribuées, par exemple dans la loi de finances pour 2022. Le Conseil d’État sera sûrement furieux et le fera savoir, mais il ne disposera d’aucun moyen juridique pour s’y opposer.

René-Martin Simonnet

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