o Éditorial : PTGE enlisés

Socrate et Périclès ont vécu il y a vingt-cinq siècles dans la première démocratie du monde, Athènes ; le premier l’a d’ailleurs gouvernée pendant un jour, le second pendant dix ans. Mais il s’agissait d’une démocratie imparfaite, parce que l’État n’y exerçait pas la totalité de ce que nous appelons les missions régaliennes.

En particulier, dans ce pays dominé par la justice et les procès, il n’y avait pas de ministère public. Un crime commis en plein jour sur l’Agora, devant cent témoins, pouvait ainsi rester impuni en l’absence de poursuites. Pour que le criminel fût jugé, il fallait qu’il fût accusé par un citoyen, désigné dans les textes comme « le volontaire », en grec ho bouloménos. C’était souvent la victime ou l’un de ses proches, mais ce pouvait aussi bien être n’importe qui d’autre. Ce bouloménos pouvait devenir une sorte d’accusateur professionnel, appelé sycophante, parce qu’il recevait une partie de l’amende ; mais il devait à l’inverse indemniser un accusé innocenté.

Par la suite, les philosophes politiques ont théorisé les fonctions essentielles de l’État, parmi lesquelles l’obligation de rechercher, de poursuivre et de punir les criminels. Plus largement s’est imposée au fil des siècles l’idée que la puissance publique doit être garante de l’intérêt général et conduire les politiques publiques, sans attendre le bon vouloir d’un hypothétique bouloménos. C’est devenu la règle de nos jours. Même dans un domaine aussi spécifique que la gestion de l’eau, où la négociation entre les parties prenantes est essentielle, la puissance publique conserve un rôle central. Les comités de bassin discutent et décident, mais leurs décisions sont préparées, encadrées et appliquées par les agences de l’eau, établissements publics de l’État.

Toutefois, la loi n92-3 du 3 janvier 1992 sur l’eau a porté un rude coup à ce principe en inventant les schémas d’aménagement et de gestion des eaux (Sage). Dans le projet de loi initial, un projet de Sage pouvait être lancé par n’importe quelle partie prenante, et personne ne pouvait en imposer la création ; on en revenait au principe du bouloménos. Durant les débats parlementaires, le Sénat a eu l’heureuse idée d’ajouter un étage au-dessus des Sage, le schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux (Sdage) : celui-ci était obligatoire et relevait des organismes de bassin, donc avant tout de l’État.

Au bout de cinq ans, quand les Sdage furent achevés, on s’aperçut que les Sage restaient très en retard. L’angélisme du législateur avait produit un concept séduisant, mais irréaliste. Pour élaborer un Sage, l’essentiel est de trouver, non pas un bouloménos, une sorte de figure inspirée et rassembleuse, mais une structure porteuse disposant sur la durée d’un budget et d’un personnel compétent. C’est plus besogneux et moins charismatique, mais nettement plus efficace. Par conséquent, la loi Grenelle II a confié cette élaboration aux collectivités territoriales et à leurs groupements, sous la supervision des organismes de bassin et de l’État. Dix ans après cette loi, la plus grande partie du territoire français est désormais couverte par des Sage ou des projets de Sage.

Ces schémas n’ont pourtant pas atteint totalement leur objectif initial, qui était de prévenir ou de résoudre les conflits locaux autour de l’eau. C’est pourquoi une instruction interministérielle du 7 mai 2019 a créé un nouvel outil : le projet de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE), destiné avant tout à désamorcer les conflits autour de l’irrigation. Or cette instruction impose aux préfets de favoriser l’émergence des PTGE, mais « il revient aux acteurs du territoire de s’en saisir ». Elle précise aussi que « la démarche de PTGE suppose […] l’identification d’un acteur légitime pour [la] porter ». Autrement dit un volontaire, un bouloménos. En présence de ces conflits de plus en plus aigus, l’État renonce une nouvelle fois à mettre la puissance publique au centre de la politique de l’eau. Et c’est pourquoi les PTGE s’enlisent, comme naguère les Sage.

René-Martin Simonnet

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