Éditorial : Qualité menacée

Paracelse, un médecin et alchimiste typique de la Renaissance, est considéré de nos jours comme le père de la toxicologie et de l’écotoxicologie, grâce à une formule simple que la postérité a retenue ainsi : « C’est la dose qui fait le poison. » Sa phrase exacte est un peu différente, mais son sens est identique : « Toutes choses sont poison, et rien n’est sans poison ; seule la dose fait qu’une chose n’est pas poison. » Ce principe reste valable, mais on sait désormais que l’effet d’une dose dépend aussi des circonstance et du terrain, soit le corps en toxicologie et la nature en écotoxicologie.

Cette formule fonde toute la réglementation sur l’eau destinée à la consommation humaine. Certes, il est impossible de limiter et de contrôler tous les produits qui pourraient contaminer les eaux brutes, ni de les traiter pour éviter qu’ils ne se retrouvent dans l’eau potable ; mais on s’est fondé sur l’expérience pour limiter la dose admissible des paramètres chimiques les plus probables, afin que cette eau puisse être bue sans danger durant toute une vie. La principale évolution, par rapport à la formule de Paracelse, a été la découverte de la bioaccumulation, qui accroît au fil du temps la toxicité d’une substance pour un organisme. La toxicologie et la réglementation sur l’eau potable la prennent désormais en compte.

Il a fallu beaucoup plus de temps pour étendre cette logique aux polluants rejetés dans les milieux aquatiques par les activités humaines, surtout quand ils sont incolores, insipides et inodores. En France, la lutte contre ces rejets a vraiment démarré avec la loi du 16 décembre 1964, du moins pour le traitement à grande échelle des eaux usées industrielles et domestiques. Soixante ans après, on peut considérer que cette bataille est à peu près gagnée. Il reste la question des pollutions diffuses, en particulier celles d’origine agricole, qui est loin d’être réglée. Et la polémique de ces derniers jours sur un métabolite du chlorothalonil, un fongicide interdit en France depuis 2019, nous rappelle que les milieux aquatiques sont aussi les réserves où nous pompons les eaux brutes utilisées pour la production d’eau potable.

Si l’on en croit le discours du Président de la République pour présenter le plan sur l’eau en 53 mesures, la politique française de l’eau a été jusqu’à présent conçue « pour faire face à tous nos grands défis environnementaux de l’eau qui se posaient à l’époque, en particulier celui de la qualité, de la lutte contre les pollutions qui était le cœur de la bataille ». Et désormais, avec le changement climatique et la baisse des précipitations qui en résulte, il faudrait délaisser la question de la qualité, qui serait réglée, et réorienter cette politique vers la gestion quantitative de l’eau. C’est là un raisonnement binaire et erroné.

Même dépolluée, l’eau qui est rejetée dans les milieux aquatiques n’est pas pure. Les valeurs limites d’émission sont fixées en tenant compte du pouvoir épurateur du milieu récepteur. Or le changement climatique va aussi réduire ce pouvoir épurateur : moins de débit, donc moins de dilution mais aussi moins d’oxygène dissous, une température moyenne plus élevée et des étiages plus longs et plus sévères. Ces transformations risquent en outre d’affecter l’efficacité des organismes aquatiques qui dégradent la plus grande partie de la pollution rejetée ou ruisselant dans les cours d’eau et les plans d’eau. Dans les rejets, une dose plus faible deviendra alors un poison, au sens de l’écotoxicologie. Il va falloir abaisser les valeurs limites d’émission en conséquence.

On ne peut pas se contenter d’élaborer des scénarios à long terme sur l’évolution quantitative du cycle de l’eau sous l’effet du changement climatique. Il faut en faire autant au sujet de son évolution qualitative. Ce qui imposera de compléter les 53 mesures actuelles par d’autres, visant à éviter une nouvelle dégradation qualitative des milieux aquatiques. Ce n’est pas urgent à la minute près, mais il faut se souvenir que, dans le domaine de l’eau, on doit investir en permanence et voir loin. Sans quoi, nous ne conserverons pas longtemps le bon état des masses d’eau que nous sommes censés atteindre en 2027.

René-Martin Simonnet

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