o Éditorial : Suppléant

Il y a un être mal aimé dans l’organisation politique française : le suppléant du député. Élu avec elle ou lui, c’est en général un parfait inconnu, qui le restera la plupart du temps. Durant les cinq ans d’une législature, les quatre cinquièmes des suppléants ne siégeront jamais dans l’hémicycle du Palais Bourbon. Et si l’un d’eux y accède, le plus souvent parce que son député est nommé ministre, il se contente en général de lui garder son siège au chaud, en faisant profil bas tant à Paris que dans la circonscription, afin d’éviter d’éventuels conflits en cas de retour à la situation antérieure. Il arrive toutefois que des suppléants se révèlent doués de réelles capacités politiques, et même qu’ils surpassent largement leur titulaire.

C’est ce qui est arrivé avec l’étrange tandem constitué par La République en marche pour conquérir la 3circonscription du Vaucluse. Par une décision personnelle d’Emmanuel Macron, ce territoire a été dévolu à Brune Poirson, qui avait passé son enfance et sa jeunesse dans la région. Elle présentait un parcours professionnel atypique, entièrement à l’étranger. Elle avait notamment été directrice du développement durable et de la responsabilité sociale de Veolia Water India. Pour renforcer son ancrage local dans le Vaucluse, on lui a adjoint comme suppléant Adrien Morenas, un ancien militaire revenu au pays. Ce tandem est parvenu à arracher à l’extrême droite cette circonscription qui avait élu en 2012 une étoile montante du Front national, Marion Maréchal : celle-ci avait décidé de ne pas se représenter.

À peine élue, Brune Poirson est nommée secrétaire d’État auprès du ministre de la transition écologique et solidaire, toujours par décision personnelle d’Emmanuel Macron. Ne sachant pas qu’en faire, son ministre, Nicolas Hulot, lui confie les sujets européens, de sorte qu’elle passe le plus clair de son temps à Bruxelles, où elle excelle dans les réunions et les négociations. Dans l’Hexagone, elle reste une parfaite inconnue, jusqu’à ce qu’elle soit chargée de faire voter le projet de loi sur l’économie circulaire. Elle y travaille d’arrache-pied, mais ses interventions au Parlement sont en général ternes et besogneuses.

Pendant ce temps, son suppléant laboure la circonscription comme un vrai député et s’y enracine. D’abord sensible aux arguments des agriculteurs irrigants, essentiels pour l’économie de ce territoire, il s’intéresse plus largement à la politique de l’eau. Il finit par se faire remarquer à Paris par un rapport d’information sur la ressource en eau, dans lequel il prend vigoureusement la défense des agences de l’eau, en particulier contre leurs ministères de tutelle. Ainsi, dans cet étrange tandem, c’est lui qui est considéré comme le spécialiste de l’eau, et non l’ancienne salariée de Véolia.

Toujours bien vue à l’Élysée, Brune Poirson est élue en 2019 vice-présidente de l’Assemblée des Nations unies pour l’environnement. Mais son ascension prend fin brutalement lorsqu’elle refuse de se présenter à la mairie d’Avignon pour les élections municipales de 2020, malgré les demandes insistantes d’Emmanuel Macron. La sanction est brutale : en juillet 2020, elle fait partie des quelques membres du gouvernement qui ne sont pas reconduits lors du changement de Premier ministre. Elle se retrouve donc simple députée, tandis qu’Adrien Morenas reprend ses études. Mais comme elle est toujours vice-présidente de l’ANUE, on ne la voit guère dans son département. L’opinion publique locale regrette amèrement son suppléant et commence à regarder ailleurs.

Il y a péril en la demeure, et le parti présidentiel cherche un moyen de sauver les meubles. Il le trouve dans l’article LO 144 du code électoral, qui permet au gouvernement de nommer un député en mission pour six mois au plus ; au-delà, la personne concernée cesse d’être députée. L’opération se déroule donc en trois temps. D’abord, le 2 octobre 2020, Brune Poirson est remplacée à la vice-présidence de l’ANUE par Bérangère Abba, qui lui a succédé au ministère. Ensuite, le 5 octobre, elle est nommée parlementaire en mission, pour un travail aux contours mal définis. Et cette mission est prolongée le 2 avril dernier, ce qui entraîne la cessation de son mandat de députée le 5 avril à minuit. Adrien Morenas revient ainsi au Palais Bourbon, et la majorité fait l’économie d’une élection partielle qui aurait été très hasardeuse. Mais le plus important, c’est que la politique de l’eau retrouve ainsi un ardent défenseur.

René-Martin Simonnet

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