o Éditorial : Vingt-sept ans

On n’a pas coutume de mettre en avant un vingt-septième anniversaire ; mais il se trouve que Journ’eau a exactement vingt-sept ans aujourd’hui, jour pour jour. Et puis 27 est un beau nombre, puisque c’est le cube de 3, et il n’y a aucun risque pour que Journ’eau fête un jour le cube de 4, soit 64 ans. Et puis l’eau est en grande partie une histoire de volumes, donc de (mètres) cubes. Et puis c’est ainsi !

Donc, le 31 mai 1994, Journ’eau no 1 a été envoyé, à l’époque par télécopieur, à dix abonnés payants. L’un d’eux nous est toujours fidèle depuis, un syndicat d’eau potable de la Manche : il est donc le seul avec nous à posséder la collection complète de nos 1 245 numéros. Bon anniversaire à lui aussi ! ll correspondait à notre cœur de cible : les gestionnaires locaux de l’eau, de l’assainissement et des milieux aquatiques, qu’ils soient publics ou privés. En complément, nous avions prévu dès l’origine un lectorat très diversifié, puisque nous avons toujours refusé de cloisonner les informations que nous traitons. L’eau étant un patrimoine commun, chaque acteur doit connaître les enjeux et les évolutions, non seulement de son domaine, mais aussi de tous ceux avec lesquels il est susceptible d’interagir.

Ce que nous n’avions pas prévu, et qui persiste année après année, c’est le grand intérêt pour Journ’eau de la part des services déconcentrés de l’État. Cet engouement nous a été expliqué un jour, discrètement, par le chef d’une mission interservices de l’eau et de la nature : « Quand je vous lis, je comprends ce que j’ai à faire et dans quel cadre mon action s’inscrit. Alors qu’avec les circulaires des ministères… » C’est sans doute un peu excessif, mais il est indéniable que les instructions des administrations centrales sont souvent plus descriptives et prescriptives qu’analytiques. Tant mieux si nos articles ont pu contribuer à mieux gérer l’eau.

L’ambition première de Journ’eau était d’aider les responsables locaux à appliquer la loi sur l’eau de 1992. Conçu à l’origine pour transposer en France la directive sur les eaux résiduaires urbaines (Deru), ce texte s’était étoffé au fil de ses versions, au point d’englober à peu près tous les aspects de la gestion de l’eau, par le biais des schémas et schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux (Sage et Sdage). C’était un programme si ambitieux qu’il a fallu le relancer en 2010, avec la loi Grenelle II. Entre-temps, la directive-cadre sur l’eau en avait repris les principes, mais avec un défaut dont nous subissons toujours les effets : elle avait fixé un objectif très ambitieux, parvenir à un bon état des masses d’eau européennes en 2027, mais elle était restée muette sur les financements nécessaires pour l’atteindre.

Or aucun État membre n’est parvenu à donner à cette politique une priorité budgétaire suffisante pour respecter ce calendrier. La France l’aurait pu, grâce à l’autonomie des agences de l’eau, fondée depuis 1964 sur le principe selon lequel l’eau paie l’eau. Mais elle a justement choisi cette période pour saboter ce système, avec deux textes entrés en vigueur en 2006 : la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) et la loi sur l’eau et les milieux aquatiques (Lema). Leur combinaison a permis à l’État de ponctionner largement les recettes des agences de l’eau, qui proviennent pour l’essentiel des factures d’eau des particuliers. Tant pis pour la politique de l’eau, qui a besoin en permanence d’investissements importants.

Dans le même temps, la France a constaté qu’elle était incapable de financer une politique solide de protection de la biodiversité. Dans l’urgence, elle a rattaché ce domaine à l’eau, ce qui lui a permis de mettre encore plus à contribution les agences de l’eau à partir de 2016. Ce ne devait être qu’un montage provisoire, le temps d’instituer des redevances adaptées. Mais il s’agit en fin de compte d’un provisoire qui dure : cinq ans après, les contributions versées par ceux qui affectent la biodiversité restent symboliques. Une nouvelle fois, tant pis pour la politique de l’eau.

Il y a plus grave : la génération qui avait élaboré la loi sur l’eau de 1992, dans un esprit de gestion globale et pluriannuelle, a quitté la scène publique et n’a pas été remplacée. À de rares exceptions près, les ministres, les élus et les hauts fonctionnaires d’aujourd’hui n’ont plus cet esprit de synthèse ni cette hauteur de vue. Ils sont retombés dans une logique de segmentation : une mesure ponctuelle contre les inondations, une mesure ponctuelle pour les milieux aquatiques, une mesure ponctuelle pour le renouvellement des réseaux, etc. Ce morcellement a encore franchi une étape supplémentaire vendredi dernier, avec le lancement d’un « Varenne agricole de l’eau et de l’adaptation au changement climatique », une prétendue concertation qui vise en réalité à exempter l’agriculture des règles communes de gestion intégrée et de partage de l’eau. Malgré cette évolution, Journ’eau continuera de défendre une vision transversale de la gestion de l’eau, même si nous avons souvent l’impression de prêcher dans le désert.

René-Martin Simonnet

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