o Jusqu’à présent, la PAC n’a pas favorisé les économies d’eau

Malgré son nom, la directive-cadre sur l’eau n’a toujours pas constitué le cadre d’action de la politique agricole commune dans ce domaine. Mais cela pourrait changer.

Commençons par la conclusion, parce qu’elle est assez sévère et très éloignée du discours actuel des responsables agricoles français : « Nous recommandons à la Commission [européenne] :

1) de demander aux États membres de justifier la fixation des prix de l’eau et les dérogations à l’obligation d’autorisation de captage lors de la mise en œuvre de la [directive-cadre sur l’eau (DCE)] dans l’agriculture ;

2)  de lier les paiements au titre de la [politique agricole commune (PAC)] au respect des normes environnementales en matière d’utilisation durable de l’eau ;

3)  de veiller à ce que les projets financés par l’[Union européenne (UE)] contribuent à la réalisation des objectifs de la DCE. »

À la recherche des principes de la DCE dans la PAC

Voilà donc à quelles conclusions la Cour des comptes européenne (CCE) parvient dans son rapport spécial sur la PAC et l’utilisation durable de l’eau dans l’agriculture. Une proclamation de dangereux ayatollahs verts ? Non, le résultat d’un audit réalisé par un organisme très sérieux, composé de membres ou d’anciens membres des cours des comptes de tous les États membres. En l’occurrence, le membre signataire est la Luxembourgeoise Joëlle Elvinger, ancienne rapporteuse du budget grand-ducal à la chambre des députés et membre du Parti démocratique (centre-droit). Elle n’a vraiment rien d’une écolo écervelée.

L’agriculture prélève 28 % d’eau en moins en 30 ans

D’ailleurs, ce rapport commence par rappeler une évidence : sans eau, pas d’agriculture. Si l’irrigation ne bénéficie qu’à 6 % de la surface agricole de l’UE, les prélèvements d’eau pour l’agriculture représentent 24 % du total des captages d’eau dans l’Union. Il faut aussi souligner que ces prélèvements ont baissé de 28 % en trente ans. C’est à peu près le même rythme que la diminution des concentrations en nitrates dans les cours d’eau : - 20 % en vingt ans.

Mais cette réduction des prélèvements date pour l’essentiel d’avant 2010 ; depuis, c’est le statu quo, sans doute parce que le changement climatique s’aggrave. Selon la compilation réalisée par l’Agence européenne pour l’environnement d’après les rapports de 2015, plus de 40 % des masses d’eau superficielles et souterraines de l’Espagne sont soumises à une pression importante en raison des captages destinés à l’agriculture ; le même taux se retrouve pour les eaux souterraines en Hongrie. Pour les masses d’eau françaises, c’est entre 10 % et 20 %.

La DCE impose pourtant que les masses d’eau souterraines atteignent un bon état quantitatif, c’est-à-dire que les captages ne doivent pas faire baisser le niveau des eaux souterraines au point d’entraîner une détérioration de leur état. Ce niveau a été atteint pour 91 % des masses d’eau souterraines de l’UE en 2015, mais certains États membres étaient encore très en retard à cette époque, dont la Belgique, la Hongrie et l’Espagne. La France était également assez mal classée, au niveau de l’Italie et de la Grèce, avec environ 13 % de ses masses d’eau souterraines en déséquilibre.

Pour les eaux superficielles, un tel classement ne serait pas pertinent, car il n’y a pas de règle commune : ce sont les États membres qui fixent un objectif de débit pour chaque masse d’eau.

De la gestion durable à la gestion efficace

De son côté, la PAC prévoyait la gestion durable des ressources naturelles parmi ses objectifs stratégiques pour la période 2014-2020 ; cela inclut évidemment l’eau. Dans sa proposition pour la prochaine PAC, la Commission a retouché cette formule et suggère désormais un objectif de gestion efficace des ressources naturelles.

Toutefois, ce sont pour l’essentiel les États membres et les régions qui décident de cibler certaines aides vers des investissements affectant l’utilisation de l’eau. Par exemple, si l’UE a adopté un règlement favorisant l’irrigation à partir des eaux usées traitées, le choix de recourir à la PAC pour appliquer ce texte dépend des seules autorités nationales ou régionales.

Les règles qui conditionnent le versement de la plupart des aides de la PAC n’abordent pas l’aspect quantitatif des prélèvements, mais la norme BCAE 2 impose que les agriculteurs respectent la procédure d’autorisation applicable dans leur pays aux captages pour l’irrigation. Entre 2015 et 2018, les autorités ont contrôlé 1,2 % des bénéficiaires de la PAC soumis à cette norme, et elles ont trouvé des infractions à ce critère chez 1,5 % de ces contrôlés, soit 0,018 % des bénéficiaires.

Les violations les plus graves, comme l’absence d’autorisation ou la falsification du compteur, ont été sanctionnées d’une réduction de 5 % de la subvention versée à l’agriculteur. Les autres manquements, soit les deux tiers des infractions, entraînent une réduction de 3 %, en général pour dépassement du volume autorisé. Notons toutefois que les volumes autorisés sont laissés à la décision des seules autorités nationales ou régionales, ce qui empêche de pousser plus loin les comparaisons entre les États membres.

La proposition de PAC à venir prévoit de mentionner l’article 11, paragraphe 3, point e), de la DCE, qui porte sur le contrôle des captages d’eau ; mais tant que ce texte n’aura pas été approuvé dans ces termes, il n’existe aucun lien direct entre la DCE et la PAC.

Le rapport de la CCE s’est néanmoins efforcé d’en tisser un, en examinant dans quelle mesure la DCE favorise une utilisation durable de l’eau dans l’agriculture, dans quelle mesure les régimes de paiements directs de la PAC tiennent compte des principes de la DCE, et dans quelle mesure ces principes sont respectés par les mesures de développement rural et de soutien au marché relevant de la PAC. Il a été fondé sur des contrôles documentaires approfondis dans plusieurs régions de l’UE, dont en France le Centre-Val de Loire, et sur des contrôles plus légers dans d’autres, dont l’Alsace.

Registre des captages et des stockages d’eau

La DCE demande aux États membres de mettre en place un système d’autorisation et un registre des captages d’eau et des stockages d’eau de surface, et d’appliquer un régime de tarification qui incite tous les usagers à utiliser l’eau de manière efficace. Toutefois, lorsque le captage ou le stockage n’a pas d’incidence significative sur l’état des eaux, les États membres peuvent choisir d’appliquer des dérogations.

Dans les dix États membres ayant fait l’objet d’un contrôle approfondi de la CCE, il existe des dérogations, plus ou moins larges. Le moins libéral est le Portugal, qui exige une autorisation partout, sauf pour certains points de captage anciens. La plus souple est la Flandre belge, qui n’impose aucune autorisation aux captages dans les cours d’eau non navigables.

Dans cinq des onze régions étudiées, il existe en outre des exemptions plafonnées pour certains types d’eaux. Ce plafond irait de 500 m3/an, pour les prélèvements dans les voies navigables de la Flandre belge, à 200 000 m3/an pour certains captages d’eau souterraine dans la région française du Centre-Val de Loire, soit un peu plus de 50 ha irrigués sans autorisation à demander.

Recherche des captages illégaux

Dans dix des onze régions étudiées, les autorités nationales ou régionales recherchent les captages illégaux, qu’il s’agisse d’un défaut d’autorisation, d’un défaut de comptage ou d’un dépassement du volume autorisé.

Les taux d’infraction ne sont connus que pour six régions et ils sont assez élevés en matière agricole : de 4,1 % des captages contrôlés en Flandre belge à 13,6 % en Bulgarie et 13,3 % dans le Centre-Val de Loire.

Mais cette politique ne semble pas très efficace, et l’OCDE estime par exemple qu’il y a 500 000 captages illégaux en Espagne, soit un pour 94 habitants, et 50 000 à Chypre, soit un pour 25 habitants.

Des contrôles très variables selon les régions

Il faut dire que les autorités n’en font pas une priorité : la Flandre belge et la Bulgarie n’ont pas assez de personnel pour contrôler ces infractions. Chypre laissait jusqu’à l’an dernier un délai de deux mois aux contrevenants pour demander une autorisation ou la faire modifier, ce qui était toujours accordé. La Bulgarie et la Hongrie ont prolongé à plusieurs reprises leurs délais de mise en conformité sans infliger d’amendes. Et les régions espagnoles interrogées par la CCE n’ont même pas répondu à cette question.

Le rapport s’est aussi penché sur la tarification de l’eau à usage agricole ; toutefois, il confond les tarifs et les taxes, ce qui réduit l’intérêt de cette section. On peut néanmoins constater que, lorsque plusieurs usages figurent sur la même grille de tarification ou de taxation, l’irrigation fait toujours partie de ceux qui paient le moins.

Ces taxes ou tarifs comportent souvent un barème progressif, qui incite à économiser l’eau, mais certains États sont beaucoup plus laxistes dans ce domaine. Ainsi, en Espagne, la majorité de l’eau d’irrigation est facturée à l’hectare irrigué et non au volume prélevé, et les captages réalisés directement par un agriculteur irrigant sont exonérés de redevance.

Quant à l’analyse économique de l’utilisation de l’eau en agriculture, pourtant exigée par la DCE, elle reste rudimentaire dans la plupart des États étudiés, notamment parce qu’elle omet ou sous-évalue les coûts pour l’environnement et pour les ressources en eau. En l’absence de ces informations, il n’est pas possible de récupérer correctement les coûts des services liés à l’utilisation agricole de l’eau.

Le point principal de cette étude était d’évaluer les effets éventuels de la PAC sur l’utilisation durable de l’eau. Le résultat est décevant : la quasi-totalité des aides de la PAC n’ont aucun effet positif, à part certains paiements verts, qui aident les prairies permanentes et certains éléments du paysage favorables à l’eau. Mais dans les faits, le verdissement n’a suscité des changements de pratiques agricoles que dans 5 % de l’ensemble des terres agricoles de l’UE.

Et les aides actuelles favorisent le drainage des champs, des zones humides et des tourbières ; ce point pourrait changer lors de la prochaine PAC, si un amendement du Parlement européen est retenu, qui propose de rendre éligibles l’agriculture et la sylviculture sur des sols humides non drainés.

Soutien à l’irrigation dans les zones en stress hydrique

Dans une majorité des régions étudiées, des cultures très consommatrices d’eau obtiennent le soutien couplé facultatif (SCF) alors même qu’elles se trouvent dans des zones en situation de stress hydrique. La Commission aurait pu s’y opposer, en vertu de l’article 52, paragraphe 8, du règlement (UE) n1307/2013, qui exige que les SCF soient cohérents avec les autres mesures et politiques de l’Union. Mais elle n’a pas évalué l’incidence des mesures de soutien proposées sur l’utilisation durable de l’eau.

Concernant la conditionnalité, et en particulier la norme BCAE 2 déjà évoquée ci-dessus, les auditeurs de la CCE ont contrôlé les contrôleurs : dans les onze États membres ou régions étudiés, ils ont constaté que l’existence d’une autorisation de prélèvement était contrôlée partout. En revanche, si un dispositif de mesure des volumes prélevés est exigé partout, sa présence n’est contrôlée que dans trois cas sur onze, dont la France. Et quand des conditions particulières sont mentionnées dans l’autorisation, comme un volume maximal ou des horaires d’irrigation, leur respect n’est jamais contrôlé, sauf dans la Flandre belge. Le taux de non-conformité à la norme BCAE 2 varie de 0 % en Hongrie (si, si !) à 22,3 % dans la région espagnole de Castille-La Manche.

Outre les paiements directs, la PAC finance aussi des programmes de développement rural (PDR), dont certains peuvent favoriser les économies d’eau ou en accroître la disponibilité. Ainsi, dans certaines régions, des aides sont attribuées à des mesures qui améliorent la rétention d’eau dans les sols agricoles.

De même, les PDR de certains États membres subventionnent les investissements permettant l’irrigation à partir d’eaux usées traitées, par exemple 1 700 ha à Chypre avec un réservoir de 500 000 m3 et un réseau de distribution de 20 km.

L’UE soutient aussi l’irrigation classique. Certains États membres imposent aux bénéficiaires de ces aides le respect de conditions particulières, comme une autorisation de captage d’eau valable, pour les nouveaux projets, ou des économies d’eau d’au moins 5 %, pour l’amélioration des réseaux et captages existants. Toutefois, la CCE a constaté qu’ils ne contrôlaient pas leur prise en compte réelle.

Plusieurs définitions des superficies non irriguées

En outre, les dérogations sont multiples et les textes sont imprécis. Ainsi, pour définir la notion d’augmentation des superficies irriguées, qui doit être prise en compte par les PDR, certains États membres considèrent comme non irriguées toutes les superficies qui ne le sont pas au moment de la demande, alors que d’autres en retirent celles qui ne sont pas irriguées mais l’ont été depuis moins de cinq ans, et d’autres celles qui l’ont été à un moment ou à un autre depuis 2004.

Dans sa proposition pour la prochaine PAC, la Commission souhaite clarifier certains de ces points, et en particulier exclure les investissements dans l’irrigation incompatibles avec les objectifs de bon état des eaux fixés en application de la DCE. Et l’augmentation des superficies irriguées ne serait plus admissible si l’irrigation affecte des masses d’eau dont l’état a été qualifié de moins que bon. Toutefois, en vertu du principe de subsidiarité, les États membres conserveront une grande latitude dans la transposition et l’application de ces interdictions nouvelles.

Hors de la PAC, l’UE finance aussi des infrastructures d’irrigation au titre de l’organisation commune des marchés (OCM) pour trois secteurs : les fruits et légumes, le vin, les olives et l’huile d’olive. Les investissements visant à réduire la consommation d’eau dans les fruits et légumes ne peuvent en bénéficier que sous certaines conditions, dont le passage au goutte-à-goutte ou à un système équivalent.

Certains États membres, dont la France, imposent des conditions supplémentaires. Toutefois, la mesure des volumes prélevés n’est pas obligatoire, sauf à Chypre et en France, et il est ainsi impossible de savoir si ces subventions contribuent bien à réduire la consommation. D’ailleurs, dans la plupart des cas, les auditeurs de la CCE n’ont vu aucune trace de contrôle au titre de l’OCM.

Une recommandation difficile à faire appliquer

La conclusion de ce rapport spécial est résumée dans les trois propositions que nous avons citées au début du présent article. La première serait en théorie la plus facile à mettre en pratique, puisqu’elle ne demande que l’application de textes en vigueur. En voici une version plus détaillée : d’ici à 2025, « la Commission devrait demander aux États membres de justifier la tarification de l’eau utilisée à des fins agricoles ainsi que les dérogations à l’obligation d’autorisation préalable pour le captage d’eau, et d’expliquer ce qui les a amenés à conclure que ces dérogations n’ont pas d’incidence significative sur l’état des masses d’eau ».

Évidemment, sur le plan politique, ce sera la plus dure à faire avaler, surtout dans les États où l’agriculture joue un rôle économique et électoral important, à commencer par la France. Les deux autres recommandations ne pourront s’appliquer que si elles figurent dans le règlement de la prochaine PAC, ce qui permettra de les amender, de les infléchir voire de les affaiblir par l’ajout de dérogations. Elles sont en outre plus techniques, et les débats qu’elles pourront susciter n’intéresseront pas le grand public.

La PAC et l’utilisation durable de l’eau dans l’agriculture : des fonds davantage susceptibles d’encourager à consommer plus qu’à consommer mieux. Rapport spécial de la Cour des comptes européenne, Joëlle Elvinger et al., Office des publications de l’Union européenne, Luxembourg.

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