o Marchés publics : les offres doivent être autonomes et indépendantes

Un individu peut-il passer un accord avec la société dont il est le gérant et le seul associé ? Autrement dit, un accord avec lui-même ?

Un point essentiel du droit européen des marchés publics est l’interdiction de toute manœuvre visant à fausser la concurrence, notamment par une entente entre les opérateurs économiques susceptibles de répondre à un appel d’offres.

La présente affaire concerne un service de transport urbain par autobus, mais la question préjudicielle posée à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) peut s’appliquer à tous les marchés publics dans tous les secteurs d’activité. La Cour est invitée à déterminer si l’entité adjudicatrice qui a attribué le marché en cause pouvait exclure deux offres en se fondant sur l’article 80, paragraphe 1, troisième alinéa, de la directive 2014/25/UE du 26 février 2014 relative à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux. Comme cet article renvoie à l’article 57 de la directive 2014/24/UE du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics, c’est sur cette dernière disposition que la CJUE fonde son raisonnement.

Des accords avec d’autres candidats pour fausser la concurrence

En vertu de l’article 57, paragraphe  4, premier alinéa, sous d), de la directive 2014/24/UE, le pouvoir adjudicateur ou, si la directive 2014/25/UE s’applique, l’entité adjudicatrice peut exclure d’une procédure un opérateur économique s’il « dispose d’éléments suffisamment plausibles pour conclure que l’opérateur économique a conclu des accords avec d’autres opérateurs économiques en vue de fausser la concurrence ».

En l’occurrence, l’entité adjudicatrice, le district d’Aichach-Friedberg, en Allemagne, a reçu une offre d’une personne physique, désignée dans la décision par la lettre J., et une autre d’une société, désignée comme K. Reisen, dont cette personne physique est le gérant et le seul associé. Il a rejeté ces deux offres au motif qu’il était en présence d’un accord conclu en vue de fausser la concurrence. Ce que contestent vivement l’intéressé et sa société-croupion.

En première instance, la chambre des marchés publics de Bavière du sud a fait droit à leur recours en s’appuyant sur l’article 101 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Selon cet article, « sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur ». Or une personne physique n’est pas une entreprise.

La directive 2014/24/UE ne vise pas seulement les accords entre entreprises

Le district a interjeté appel auprès du tribunal régional supérieur de Bavière, qui a saisi la CJUE d’une demande de décision préjudicielle. La Cour commence par résoudre une difficulté juridique, en décidant que l’article 57, paragraphe 4, premier alinéa, sous d), de la directive 2014/24/UE est plus large que l’article 101 TFUE. En effet, il ne se réfère pas à ce dernier article, et il n’exige pas que les accords en cause soient conclus entre des entreprises ni qu’ils soient susceptibles d’affecter le commerce entre États membres. Il s’ensuit que la disposition en cause de l’article 57 « renvoie à des cas où des opérateurs économiques concluent un accord anticoncurrentiel, quel qu’il soit, et ne saurait être limité aux seuls accords entre entreprises visés à l’article 101 TFUE ».

L’autre point abordé dans cette décision préjudicielle est la question de savoir si une personne physique peut conclure un accord avec une société dont elle est le gérant et l’unique associé. Sur ce point, on peut juger surprenant le raisonnement de la CJUE : « Dans un cas tel que celui en cause au principal, il ne saurait être considéré que deux opérateurs économiques qui, pour l’essentiel, passent par la même personne physique pour prendre leurs décisions, peuvent conclure des “accords” entre eux, dans la mesure où il ne semble pas exister deux volontés distinctes qui soient susceptibles de converger. Il revient, cependant, à la juridiction de renvoi de vérifier si, eu égard au lien existant entre J. et K. Reisen, il est possible qu’ils puissent conclure de tels accords en vue de fausser la concurrence. Si tel n’est pas le cas, le motif d’exclusion facultatif prévu à l’article 57, paragraphe 4, premier alinéa, sous d), de la directive 2014/24 ne saurait s’appliquer à leur situation. »

Ce qui est surprenant, c’est que la CJUE semble admettre qu’une personne physique puisse être en désaccord avec elle-même, selon qu’elle agit en tant qu’individu ou en tant que gérant et actionnaire unique d’une société. En réalité, cette précision signifie simplement que, dans un tel cas, il sera impossible de prouver l’existence d’un accord, même verbal, entre ces deux opérateurs économique, et pour cause. Et comme le droit européen des marchés publics est très formel, cela interdit d’appliquer au cas présent le motif d’exclusion retenu par le district d’Aichach-Friedberg.

Interprétation stricte des motifs d’exclusion d’un marché public

En effet, l’article 57, paragraphe 4, « régit de manière exhaustive les motifs d’exclusion facultatifs susceptibles de justifier l’exclusion d’un opérateur économique de la participation à une procédure de passation de marché pour des raisons fondées sur des éléments objectifs relatifs à sa qualité professionnelle ainsi qu’à un conflit d’intérêts ou à une distorsion de la concurrence qui naîtrait de sa participation à cette procédure ». Si une situation ne coïncide pas exactement avec les motifs d’exclusion figurant dans ce paragraphe 4, l’article 57 est inapplicable.

Heureusement pour le district, la CJUE connaît par cœur la directive 2014/25/UE, et elle se rapporte à son article 36, paragraphe 1, en vertu duquel « les entités adjudicatrices traitent les opérateurs économiques sur un pied d’égalité ».

Elle en conclut que ce principe d’égalité de traitement peut « faire obstacle à l’attribution du marché en cause à des opérateurs économiques qui forment une unité économique et dont les offres, bien que soumises séparément, ne sont ni autonomes ni indépendantes ». Ce qui est le cas ici.

Arrêt de la Cour (quatrième chambre) du 15 septembre 2022 (demande de décision préjudicielle du Bayerisches Oberstes Landesgericht — Allemagne) — Landkreis A.-F. / J. Sch. Omnibusunternehmen, K. Reisen GmbH (Affaire C-416/21) (Renvoi préjudiciel – Procédures de passation des marchés publics – Directive 2014/24/UE – Article 57, paragraphe 4, premier alinéa, sous d) – Motifs d’exclusion facultatifs – Accords avec d’autres opérateurs économiques en vue de fausser la concurrence – Directive 2014/25/UE – Article 36, paragraphe 1 – Principes de proportionnalité et d’égalité de traitement des soumissionnaires – Article 80, paragraphe 1 – Utilisation des motifs d’exclusion et des critères de sélection prévus par la directive 2014/24/UE – Soumissionnaires formant une unité économique ayant présenté des offres séparées non autonomes ni indépendantes – Nécessité d’éléments suffisamment plausibles pour établir une violation de l’article 101 TFUE) (JOUE C 418, 31 oct. 2022, p. 11).

Retour