Éditorial : Financer la Réut

En cette période de déficit flamboyant, il est mal venu de parler de dépenses publiques. Toutefois, la politique de l’eau doit se concevoir sur le long terme, bien au-delà des échéances budgétaires annuelles. Elle nécessite ainsi des investissements importants et réguliers, sans quoi elle régresse rapidement. Couper dans ses crédits, comme cela a été le cas entre 2012 et 2022, c’est le meilleur moyen de devoir investir beaucoup plus par la suite pour rattraper le retard. Sans cette régularité de la dépense, les équipements vieillissent, les milieux aquatiques se dégradent et la simple remise à niveau devient très onéreuse.

En outre, il est impossible de demander aux utilisateurs de financer l’intégralité de ces dépenses, parce qu’il en résulterait une augmentation insupportable des tarifs. Si les Romains ont pu développer une gestion de l’eau équivalente à la nôtre, c’est parce que les équipements étaient financés, non seulement par la tarification des services, mais aussi par des crédits publics, par le butin des conquêtes et par des sortes de mécènes, les évergètes. De nos jours, le système français de soutien financier des agences de l’eau repose sur un mécanisme sans équivalent dans l’Antiquité, une mutualisation des aides qui a fait école dans de nombreux pays ; toutefois, en France comme ailleurs, d’autres crédits publics ont aussi été mobilisés pour la réalisation des équipements.

Cette question du financement est centrale pour le développement de la réutilisation des eaux usées traitées (Réut). Les pays les plus avancés dans ce domaine sont ceux où les pouvoirs publics ont dépensé sans compter pour des raisons politiques. En Israël et à Singapour, il s’agissait d’assurer l’indépendance nationale et de satisfaire les besoins de la population et des activités économiques. En Espagne, le régime franquiste a d’abord développé l’irrigation pour maintenir dans les champs une population rurale jugée plus conservatrice. Puis le monde agricole, ainsi renforcé, a continué à peser sur les élus après le retour de la démocratie, pour que la Réut bénéficie de subventions considérables, au service d’une production industrialisée et tournée vers l’exportation.

Rien de tel en France : la ressource en eau était jusqu’à présent suffisante sur la quasi-totalité du territoire national et aucune pénurie ne menaçait ni l’indépendance du pays ni la pérennité des activités économiques. En outre, les contrats entre les agriculteurs et l’industrie agro-alimentaire prohibaient ce mode d’irrigation. Enfin, la France a un très mauvais souvenir de l’utilisation d’eaux usées pas ou mal traitées pour irriguer et fertiliser les champs : cette pratique a pollué durablement des centaines d’hectares de terres agricoles en Île-de-France. Les pouvoirs publics ont donc longtemps regardé d’un œil suspicieux les projets de Réut, qui sont restés très rares jusqu’à ces dernières années. À présent, sous l’effet du changement climatique et de l’évolution du droit européen, un nouveau cadre réglementaire est en cours de finalisation, et le gouvernement en fait une priorité.

Mais le système français de gestion de l’eau n’est pas conçu pour couvrir les surcoûts importants qui résultent de l’encadrement sanitaire de la Réut. Qui doit financer les installations pour ces traitements complémentaires ? La réponse la plus évidente serait : les utilisateurs de l’eau ainsi traitée, c’est-à-dire en général les agriculteurs irrigants. Mais la situation économique du monde agricole ne le permet pas. Sauf pour des activités annexes comme les golfs, les bénéficiaires de la Réut auront déjà du mal à payer les coûts de fonctionnement et d’analyse que la réglementation leur impose.

Une autre solution envisageable serait de mettre ces installations à la charge des producteurs des eaux usées traitées ; mais cela reviendrait à faire payer pour l’essentiel les abonnés à l’eau potable, ce qui semble politiquement intenable. Il en serait de même si l’on faisait appel aux aides des agences de l’eau : les trois quarts de leurs recettes proviennent des factures d’eau. Il sera plus logique de solliciter les budgets régionaux et locaux, un peu comme en Espagne, mais il faudra alors qu’une partie de cette eau serve aux services publics locaux ou contribue à préserver les paysages et les activités touristiques. La solution sera sans doute un mélange entre plusieurs contributeurs, selon un dosage adapté à chaque situation. En tout cas, n’espérez pas que Bercy suive l’exemple israélien et finance la Réut sur le budget de l’État.

René-Martin Simonnet

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