Éditorial : L’eau paye l’eau

Si vous avez une idée, même vague, de la gestion des services d’eau ou des milieux aquatiques en France, vous avez sans doute déjà entendu l’expression « L’eau paye l’eau ». Il s’agit d’un principe mis en avant par certains acteurs de l’eau, en général pour tenter d’empêcher des prélèvements sur des recettes budgétaires, voire sur des réserves, en particulier celles des agences de l’eau. Mais au-delà de sa formulation faussement tautologique, cette expression est-elle pertinente ? Et d’abord, que signifie-t-elle ?

Notons d’abord qu’il ne s’agit pas d’un principe juridique. Cette formule ne figure dans aucun texte constitutionnel, législatif ou réglementaire français, et les ministres, préfets et autres représentants officiels de l’État ne l’utilisent presque jamais. La directive-cadre sur l’eau parle certes d’analyse économique, de tarification de l’eau, de récupération des coûts des services liés à l’utilisation de l’eau, et d’application du principe pollueur-payeur, dans son considérant 38, son article 9 et son annexe III. Mais elle a été conçue pour s’appliquer sans bouleverser l’organisation des États membres, et elle n’est donc pas assez précise pour fonder une règle budgétaire. En particulier, le concept de récupération des coûts ne signifie pas que ces services peuvent bénéficier d’un financement dédié.

Il faut donc tenter d’analyser cette formule en elle-même. Commençons par le verbe payer. On peut lui donner trois significations. La plus courante est que l’eau ne paye que l’eau ; par exemple, que la facture d’eau des abonnés ne paye que le service d’eau. Mais on pourrait aussi bien lui donner la signification inverse, en retournant la formule : l’eau n’est payée que par l’eau, et par exemple un service d’eau ne doit pas espérer de financement extérieur à la facture d’eau. Et une troisième signification peut combiner les deux premières : l’eau paye exactement l’eau ; ainsi le service d’eau peut dépenser tout ce qu’il reçoit par la facture d’eau, mais s’il veut augmenter ces dépenses, il doit relever le prix de l’eau à due concurrence.

Pour ce qui est du substantif eau, il est évident qu’il n’a pas la même signification selon qu’il est utilisé comme sujet ou comme complément ; sinon la formule n’aurait aucun sens. J’ai donné plus haut un exemple de signification différenciée de ces deux termes, mais ce n’est pas le seul possible. En position de sujet il renvoie toujours à celui qui paye, et en position de complément à celui ou ce qui est payé. Mais qui paye ? Beaucoup de monde. L’utilisateur, sans aucun doute, qu’il prélève de l’eau, la consomme ou la rejette après l’avoir modifiée. Mais aussi celui qui utilise la ressource d’une autre manière, par exemple le bateau qui emprunte une voie d’eau. Et la population qui bénéficie d’une promenade aménagée au bord de la rivière, qui se baigne dans la piscine municipale, qui s’éclaire avec l’électricité produite par un barrage ou qui est préservée des inondations grâce à une digue ou à des noues d’infiltration. Et j’en oublie sûrement d’autres.

Et qui est payé, ou pourrait l’être ? À peu près tout le monde, y compris le raton laveur et ceux qui le protègent en même temps que le reste du monde aquatique. On peut considérer que toute personne, organisme ou budget qui contribue à la gestion de l’eau, à sa préservation ou à son amélioration mérite d’être payé par toute personne ou organisme qui bénéficie de son action. Les services publics gestionnaires, cela va de soi, mais aussi les gens qui participent à la connaissance, à la surveillance et à l’administration de l’eau. À la limite, on peut inclure parmi les payés le ministre qui présente une loi sur l’eau, la députée qui débat de ce texte, le pompier qui vide une cave inondée, l’enseignant qui dispense un cours sur le cycle de l’eau, l’assistante sociale qui attribue un chèque eau à une famille pauvre, le journaliste qui tient ses lecteurs informés de l’actualité de l’eau – tiens c’est une idée, ça. Et ainsi de suite.

En fin de compte, l’eau intéresse tout le monde et cette formule est inopérante, car trop vague. Si l’on peut à peu près déterminer qui paye, il est impossible de dresser une liste exhaustive de qui est payé. Et l’incertitude sur le ou les sens du verbe payer, que j’ai exposée plus haut, signifie également qu’on ne peut pas flécher ni borner tous les flux financiers relevant du domaine de l’eau, ni par domaine d’activité ni par catégorie budgétaire. Deux exemples parmi d’autres : cette année, le budget général de l’État devrait subventionner les réseaux d’eau potable en Guadeloupe ; et la taxe sur la valeur ajoutée qui figure sur les factures d’eau peut notamment servir à payer les agents chargés de la police de l’eau.

René-Martin Simonnet

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