Éditorial : Taux de fuites ?

Comme tous les autres domaines, celui de l’eau possède son propre vocabulaire technique. Et comme avec tous les autres domaines, ces termes et ces expressions provoquent des erreurs et des incompréhensions quand ils sont utilisés tels quels dans une communication à destination du grand public. C’est notamment le cas de l’indicateur appelé rendement du réseau de distribution, qui est codifié P104.3 dans la rubrique des indicateurs des services d’eau potable, sur le site de l’observatoire national des services d’eau et d’assainissement (Sispea). Il prend la forme d’un pourcentage, mais les profanes ont plutôt tendance à s’intéresser au pourcentage complémentaire, qu’ils appellent le taux de fuites ou le taux de perte en réseau. Ainsi, si un réseau présente un rendement de 70 %, la tentation sera grande de dire qu’il a un taux de fuites de 30 %. Même certains des ministres chargés de l’eau commettent cette erreur.

Pourquoi est-ce une erreur ? Parce qu’on confond les fuites avec les volumes prélevés et non autorisés. Repartons de l’indicateur P104.3 : pour l’obtenir, on divise le volume consommé autorisé par le volume produit, et on multiplie le résultat par cent. Si le service vend une partie de son eau produite à un autre service public d’eau potable, cela s’ajoute au volume consommé autorisé ; symétriquement, s’il en achète, cela s’ajoute au volume produit. En théorie, c’est très simple : pour prendre un exemple fictif, si le compteur en sortie de l’usine d’eau potable a enregistré 1 000 m3 mis en distribution l’an dernier, et si les compteurs des abonnés et des autres points de distribution ont enregistré 700 m3 au total, on aura tendance à dire que le rendement était de 70 % l’an dernier.

Mais ce n’est pas si simple. D’abord, il faut ajouter aux volumes distribués et comptabilisés d’autres volumes distribués, qui sont seulement estimés. Entrent dans cette catégorie les volumes utilisés par le service lui-même, pour maintenir le réseau hors gel ou pour nettoyer les canalisations après des travaux ; toutefois les volumes utilisés dans l’usine de potabilisation ne sont pas pris en compte ici. On estime aussi les volumes utilisés par les pompiers, sauf si les appareils d’incendie sont équipés d’un compteur, ce qui reste encore minoritaire. C’est enfin le cas des volumes utilisés par d’autres services publics et non comptabilisés : les espaces verts et les cimetières, le nettoyage de la voirie et des égouts, les fontaines, etc. En théorie, ces points de puisage devraient tous être équipés de compteurs, mais on en est encore loin. On inclut tous ces volumes estimés parmi les volumes autorisés, mais leur estimation n’est franchement pas une science exacte.

Quant aux volumes non autorisés, ce sont les fuites proprement dites, mais aussi les divers vols d’eau, les grands jets et les larges mares provoqués en été par le street pooling, et les volumes qui devraient être comptabilisés mais ne le sont pas parce que des compteurs sont en panne ou trop anciens. On sait en effet que les vieux compteurs ont tendance à sous-compter. En fin de compte, les volumes produits se répartissent en des volumes comptabilisés ou estimés, qui constituent le pourcentage de l’indicateur P104.3, des volumes repartis dans le sol en raison de fuites, et un pourcentage difficile à évaluer, mais jamais nul, de volumes perdus au sens comptable mais néanmoins utilisés d’une manière ou d’une autre.

Pour prendre un exemple extrême, celui du réseau principal de la Guadeloupe, son rendement n’est que d’environ 50 %, mais le taux de fuites est sûrement inférieur à 50 % : les compteurs n’ont pas été changés depuis des lustres et les branchements pirates seraient légion. Beaucoup d’usagers considèrent en effet, avec une logique difficile à réfuter, qu’ils n’ont aucune raison de payer leur facture alors que la gestion du service a été scandaleuse durant des années ; et les vols d’eau seraient ainsi devenus monnaie courante. L’amélioration du rendement de ce réseau sera donc une affaire de longue haleine, avec la réparation des innombrables fuites, certes, mais aussi le changement des compteurs et la suppression des branchements pirates et des raccordements sauvages aux bornes d’incendie.

René-Martin Simonnet

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