Éditorial : Chadoufs et canaux

Nous devons beaucoup à la Mésopotamie : l’écriture et le droit écrit, la division de l’heure en 60 minutes et de la minute en 60 secondes, peut-être la roue et la traction animale, etc. Et c’est sans doute là aussi qu’ont été inventés les puits, il y a dix mille ans, et les canaux, il y a huit mille ans, pour permettre l’irrigation. Comme l’indique son nom grec, la Mésopotamie est un territoire enserré entre deux fleuves, le Tigre et l’Euphrate. Et dans cette région aride, située pour l’essentiel dans l’actuel Irak, l’agriculture aurait été impossible sans des travaux considérables pour fournir l’eau jusqu’au moindre champ, surtout dans la Basse-Mésopotamie. Il fallait aussi drainer les marécages situés à l’aval des deux fleuves.

Le développement et l’entretien d’un réseau dense de canaux fut un souci constant de tous les pouvoirs publics qui se sont succédé durant des millénaires. Les royaumes grandissaient puis s’effondraient au fil des guerres, mais les canaux ont toujours été entretenus. Si les petits ouvrages relevaient des communautés locales, les grands étaient à la charge des souverains qui ne manquaient pas de célébrer leurs réalisations dans ce domaine, à l’égal des temples et des fortifications qu’ils élevaient ou restauraient. Il faut dire que cette prérogative leur avait été attribuée par le dieu Enki, aussi appelé Ea, le maître des arts, des techniques et des eaux douces. C’est lui qui avait créé à la fois le Tigre et l’Euphrate, les marais et, dans la foulée, les canaux et tout l’espace agricole.

Inspirés par de ce dieu industrieux et bienfaisant, les peuples qui occupaient ces territoires ont creusé à la force des bras des canaux d’alimentation en eau et de navigation longs de plusieurs dizaines de kilomètres et larges parfois de vingt mètres. Ils ont construit des aqueducs qui ne seront surpassés qu’à l’époque romaine. Ils ont même édifié il y a quatre mille ans un tunnel étanche sous l’Euphrate, long de près d’un kilomètre et large de cinq mètres, pour permettre le passage des piétons et des chars entre les deux côtés de la ville de Babylone. Moins monumentaux mais tout aussi essentiels, des égouts évacuaient les eaux usées des maisons, réalisés en briques ou en tuyaux d’argile.

C’est aussi la Mésopotamie qui a inventé le chadouf, voici près de cinq mille ans. Ce dispositif rustique de pompage est encore utilisé dans de nombreux pays. Il est constitué d’un grand balancier en bois qui bascule de part et d’autre d’un bâti vertical. À un bout de ce balancier, une corde se termine par un récipient qui plonge dans un puits ou un cours d’eau. À l’autre bout, une autre corde permet de tirer le balancier et de le faire pivoter autour d’un axe horizontal installé en haut du bâti ; un contrepoids facile l’opération. Quand le récipient est remonté grâce au mouvement du balancier, il suffit de le vider dans une rigole ou un bassin, puis de le replonger dans le puits ou le cours d’eau en inversant la position du balancier. Plusieurs chadoufs peuvent être installés en escalier, pour remonter l’eau sur plusieurs dizaines de mètres.

On ne sait pas si c’étaient de tels chadoufs qui assuraient l’alimentation en eau des fameux jardins suspendus de Babylone. Les auteurs antiques qui les ont décrits parlent plutôt de pompes analogues à des vis d’Archimède, manœuvrées à la force des bras. Mais aucun de ceux dont les textes nous sont parvenus n’est allé vérifier sur place. D’ailleurs, les archéologues n’ont toujours pas trouvé le moindre vestige de ces jardins, pourtant classés parmi les Sept Merveilles du monde. Il est vrai que les ruines de Babylone sont encore loin d’avoir révélé tous leurs secrets ; à moins que les auteurs grecs n’aient confondu avec Ninive, où des jardins suspendus sont bien attestés. En tout cas, si cet ouvrage correspondait bien à ce qu’ils ont écrit, il s’étendait sur près de 15 000 m2, planté d’arbres sur plusieurs étages. On estime qu’il consommait chaque jour 300 m3 d’eau, puisée dans l’Euphrate et relevée par des esclaves jusqu’à une hauteur de 20 mètres.

René-Martin Simonnet

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