Éditorial : L’eau en guerre

Faire la guerre pour l’eau ? Ce concept revient régulièrement sous la plume de certains experts autoproclamés de la diplomatie. Hélas pour eux, il ne se trouve dans l’Histoire aucun exemple de conflit important et durable pour la possession d’une ressource en eau. Certes, la conquête ou la défense d’un point d’eau a pu et pourra encore entraîner des escarmouches entre des armées, des tribus ou des groupes d’utilisateurs. Mais ces conflits-là ne sont jamais durables, parce que le vaincu se retrouve obligé de quitter dans les plus brefs délais la zone, sous peine de mourir de soif ou, au moins, de perdre tous ses moyens de subsistance puisqu’il ne peut plus abreuver ses bêtes ni arroser ses cultures. Car on ne fait pas la guerre pour l’eau, mais pour l’ensemble d’un territoire, ce qui inclut ses fleuves et ses sources.

Le seul cas récent de tension aiguë autour de l’eau qui a failli dégénérer en conflit a été la tentative de l’éphémère président islamiste de l’Égypte à l’encontre du barrage éthiopien sur le Nil bleu, le Grand barrage de la Renaissance. Lors d’une audience stupéfiante que Mohamed Morsi avait accordée à des dignitaires religieux sous l’objectif des caméras, ceux-ci lui avaient tranquillement proposé de détruire cet ouvrage à coup de missiles. Mais aucun général n’était présent, et on peut supposer que cette réunion rocambolesque a été l’un des éléments déclencheurs du coup d’État militaire qui a mis fin à cette présidence, quelques semaines après. L’armée égyptienne ne voulait pas faire la guerre pour le Nil.

L’eau peut néanmoins devenir une arme dans une guerre, pour affaiblir ou bloquer l’ennemi. L’affaiblir en l’assoiffant : priver d’eau une ville assiégée est un grand classique depuis la plus haute Antiquité, de même qu’empoisonner les puits d’un territoire pour piéger une armée en marche. Et pour bloquer un assaillant, rien de tel que jadis une douve, et de nos jours encore un grand fleuve ou un canal. Un moyen encore plus efficace est l’inondation d’une zone, si la géographie le permet. Les Pays-Bas l’ont utilisée à de nombreuses reprises contre des envahisseurs. Les Belges ont fait de même en 1914 lors de la bataille de l’Yser, et les Allemands en Normandie pour tenter de prévenir le débarquement de 1944. De leur côté, les Britanniques ont détruit des barrages allemands en 1943, mais c’était moins pour inonder les territoires que pour réduire la production hydroélectrique.

Dès lors qu’un barrage se retrouve sur une ligne de front, ses chances de survie sont très faibles : l’un ou l’autre des belligérants n’hésitera pas à le détruire, si l’inondation des terres en aval lui permet de retarder ou de gêner son ennemi. Je ne sais pas qui a fait sauter le barrage de Kakhovka, mardi dernier, mais je relève quelques indices concordants. Cette catastrophe n’affectera que des territoires situés dans les frontières internationalement reconnues de l’Ukraine. Les sinistrés sont tous ukrainiens, qu’ils soient sous l’autorité de leur gouvernement légitime ou sous celle des occupants russes. Et l’armée ukrainienne a préparé une offensive vers le sud et l’est, que la Russie tente d’empêcher par tous les moyens. Cherchez à qui le crime profite…

René-Martin Simonnet

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