o Éditorial : Les bases de l’eau

Les chimistes savent que l’eau est un liquide aberrant : avec une masse atomique de 18 g/mol, elle devrait normalement se présenter sous sa forme gazeuse, dans les conditions moyennes de température et de pression qui règnent à la surface de la Terre. C’est le cas de la plupart des éléments composés dont la masse atomique est faible, par exemple le méthane (16), l’ammoniac (17), le monoxyde de carbone (28), le dioxygène (32) ou l’ozone (48). Si H2O est liquide à l’équateur, c’est parce qu’il s’agit d’une molécule polaire. Ses atomes ont tendance à se lier aux molécules voisines, d’eau mais aussi de tout autre corps composé. C’est aussi pour cela qu’il s’agit d’un solvant très puissant, ce qui en fait notamment la base de la vie telle que nous la connaissons. Aucun autre corps simple ou composé ne semble pouvoir la remplacer dans cette fonction.

Cette molécule est très stable, et il faut beaucoup d’énergie pour en associer ou en dissocier les atomes. L’essentiel de l’eau présente dans le système solaire, y compris sur Terre, provient sans doute de l’évolution cataclysmique d’étoiles qui ont précédé le Soleil. Notre planète continue à en recevoir un peu en provenance de de l’espace interplanétaire, environ 1 500 m3 par an. Mais ne rêvez pas à la pureté de l’eau tombant des étoiles : ce qui arrive dans notre atmosphère est juste de la glace sale. L’eau pure n’existe que dans les laboratoires. Même l’eau distillée contient 1 % d’impuretés : c’est en réalité une solution aqueuse. D’ailleurs, les êtres vivants ne supporteraient pas de baigner dans de l’eau pure ou d’en boire couramment ; ainsi, chez les humains, une eau trop peu minéralisée risque de provoquer une décalcification osseuse. C’est pourquoi les usines d’eau potable doivent la reminéraliser quand elle ne l’est pas assez, par exemple lorsqu’elle est traitée par nanofiltration. Cela évite en outre la corrosion des canalisations et donc la distribution d’une eau trop chargée en métaux dissous.

Grâce à son efficacité comme solvant, l’eau a en effet tendance à se charger de tous les éléments chimiques qu’elle côtoie. Pour des raisons pratiques, les services d’eau européens n’ont à surveiller que 26 paramètres chimiques et deux paramètres de radioactivité, sur près de 150 000 substances chimiques présentes en Europe. On considère que les traitements réalisés avant la distribution permettent d’en éliminer la plupart ou de les réduire à des taux assez bas pour qu’ils ne présentent plus de danger pour les consommateurs. Toutefois, les débats actuels sur les substances médicamenteuses et les microplastiques montrent que les traitements et les contrôles actuels ne sont peut-être pas suffisants.

Si ce que nous buvons est une solution aqueuse et non de l’eau chimiquement pure, elle n’est pas davantage pure sur le plan microbiologique. Certes, les traitements permettent de tuer ou d’inactiver les microorganismes pathogènes les plus dangereux pour l’homme, ou de les ramener à une population assez réduite pour qu’ils ne soient plus nocifs. Mais il suffit de mettre son nez dans une canalisation d’eau potable pour constater qu’elle est en général tapissée d’un biofilm, constitué de plusieurs couches de bactéries. C’est pour cela qu’on ajoute à l’eau une faible dose de désinfectant, le plus souvent du chlore, à une dose suffisante pour qu’il soit actif au moins dix jours. Il ne détruit pas le biofilm, mais il en inhibe la croissance ; et quand des bactéries s’en détachent, il s’efforce de les tuer ou de les inactiver. En fin de compte, l’eau que nous buvons contient des particules organiques, voire des bactéries encore vivantes ; mais si elle est traitée comme il faut, nos défenses naturelles nous permettent de les détruire ou de les assimiler, car leur nombre n’est pas assez élevé pour saturer ces défenses.

René-Martin Simonnet

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