Éditorial : Sobriété

Toute la politique de l’eau, toute l’économie de l’eau sont fondées depuis deux siècles sur une logique d’augmentation : des prélèvements, des normes sanitaires et des traitements, des réseaux, des consommateurs, des surfaces irriguées, des digues et des barrages, de l’état des masses d’eau, des bouteilles vendues, des taxes, des factures et des revenus, etc. Toujours mieux, toujours plus. Cette croissance continue est implicitement considérée comme un acquis par tous les acteurs de l’eau, alors qu’elle n’a rien de fatal. Quand j’écris ces mots, ne voyez pas en moi un oiseau de malheur ou un apôtre de la décroissance comme Yves Cochet. Ce n’est pas parce que nous avons sablé le champagne, pour enterrer son projet de loi sur l’eau avorté, que je partage ses convictions.

Ce n’est pas moi qui prône la réduction, dans les politiques de l’eau : c’est elle qui s’impose à nous. Elle a d’abord affecté les consommations d’eau potable, en particulier celle des usagers domestiques. Quand le prix de l’eau s’est mis à doubler, il y a trente ans, ils ont commencé à faire plus attention à leur facture, encouragés d’ailleurs par des campagnes officielles. Cela n’a pas changé grand-chose pour leur porte-monnaie, puisque le tarif au mètre cube augmentait à mesure que les volumes comptabilisés diminuaient : les services d’eau doivent bien équilibrer leur budget, et l’essentiel de leurs dépenses sont indépendantes de leur production. Cette baisse de la consommation se poursuit au rythme d’environ 1 % par an et perturbe toujours les finances des services d’eau et d’assainissement. Les élus et les entreprises concernés, mais aussi le législateur et l’autorité réglementaire, auraient pu inventer un nouveau modèle économique adapté à cette évolution, en déconnectant les recettes encaissées des volumes vendus ; ils ne l’ont pas encore fait et ils ne semblent toujours pas capables de le faire.

Élargissons notre réflexion : il y a à peu près 24 millions de kilomètres cubes d’eau douce non gelée sur la Terre, essentiellement dans le sous-sol, pour huit milliards d’êtres humains. En théorie, chacun de nous disposerait donc en moyenne de trois millions de mètres cubes d’eau douce, à condition toutefois d’aller la chercher sous ses pieds, ce dont il résulterait des coûts et une dépense d’énergie prohibitifs. Le volume disponible dans des conditions supportables est nettement moindre et varie considérablement d’un pays à l’autre : environ 74 000 m3 par habitant au Canada, mais 100 m3 en Mauritanie, par exemple, et 3 000 m3 en France. Restons-en à ce dernier nombre : il s’agit là aussi d’une moyenne, qui varie d’un région à l’autre, en fonction de la géographie, de la pluviométrie et des facteurs humains.

Les volumes disponibles dans chaque territoire sont restés stables sur le long terme, même s’ils pouvaient varier d’une année à l’autre en fonction de la pluviométrie, et on a ainsi longtemps pu envisager une hausse constante et modérée des prélèvements. Mais désormais, le changement climatique est en train de bouleverser le régime des précipitations. La France subit depuis l’an dernier une sécheresse historique, et rien n’indique qu’elle y échappera cette année, puisqu’elle a encore connu un hiver très sec.

Les volumes disponibles sont sur une pente descendante, et la plupart des secteurs consommateurs d’eau sont en train de s’adapter à cette situation nouvelle, ce qui leur impose de voir loin et d’investir beaucoup. L’État serait d’ailleurs bien inspiré de confier aux agences de l’eau un rôle central dans le financement de cette évolution vers la sobriété. Mieux que personne, elles savent soutenir et améliorer les projets sur le long terme dans le domaine de l’eau.

À contre-courant, le monde agricole se mobilise pour obtenir une augmentation importante et rapide de ses réserves d’eau destinées à l’irrigation. Mais à quoi bon creuser des bassines et édifier des barrages s’il ne pleut pas et si le niveau des rivières et des nappes ne remonte pas ? En dépit de leurs incantations de ces derniers jours, ni le Président de la République ni le ministre de l’agriculture ne savent faire la danse de la pluie. Il vaudrait mieux utiliser cet argent pour aider les exploitants à produire davantage en consommant moins d’eau : généraliser le goutte-à-goutte, traquer les fuites dans les réseaux d’irrigation, couvrir les canaux, adopter des variétés et des pratiques culturales plus sobres. C’est la seule perspective d’avenir raisonnable pour eux, et ils ont intérêt à s’y convertir rapidement. Sans quoi, le prochain salon de l’agriculture risque de se transformer en un bureau des pleurs.

René-Martin Simonnet

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