Éditorial : Vendre l’eau ?

Vendredi, vous pourrez voir ou revoir sur Arte le pamphlet Main basse sur l’eau de Jérôme Fritel, un ancien grand reporter qui s’est spécialisé dans la dénonciation du capitalisme et du libéralisme. Son credo sur le sujet se résume à une phrase : « Mais c’est immoral de faire du profit avec l’eau ! » Peu lui chaut que son film confonde l’eau pour boire, bien vital, et l’eau pour irriguer les champs, instrument de pouvoir et de richesse. Mais si vous parvenez à supporter ses imprécations, vous le trouverez très instructif, car il a su rencontrer les bonnes personnes.

Vous pourrez passer rapidement sur la privatisation de l’eau potable en Angleterre, au début du film, et sur la création de la régie Eau de Paris, à la fin, car vous n’y apprendrez rien d’intéressant. Que Thames Water ait été victime d’un fonds vautour n’a rien à voir avec le fait qu’elle vend de l’eau potable. Quant au système français de concession de l’eau et de l’assainissement, il n’a aucun rapport avec une privatisation, puisque le concessionnaire ne possède ni l’eau ni les installations et ne peut pas revendre son contrat librement. Ce qui est intéressant dans ce film et qui en constitue d’ailleurs l’essentiel, avec des images superbes, ce sont les systèmes mis en place pour réguler l’irrigation en Australie et en Californie.

Ces deux États sont confrontés aux deux mêmes défis : des étés de plus en plus chauds et secs, et une spécialisation croissante de l’agriculture dans la production intensive et industrielle de l’amande, très rentable mais très consommatrice en eau. Dans les deux cas, pour éviter l’épuisement de la ressource en eau, le gouvernement a instauré voici quelques années un système de quotas répartis entre les agriculteurs et les villes, ainsi que les industriels en Australie. Ces quotas peuvent être mis en vente. En Californie, il semble que ce marché soit réservé aux utilisateurs locaux, mais certains spéculateurs ont trouvé une astuce : ils achètent de la terre, non pour la cultiver mais pour revendre le plus cher possible les quotas d’eau qui y sont attachés.

En Australie, le Parlement est allé plus loin : les quotas sont en vente libre. Quelques acteurs de la finance se sont donc spécialisés dans ce marché. Lors du tournage du film, cette eau était cotée aux alentours de 500 dollars australiens le « mégalitre », c’est-à-dire le million de litres, soit 0,30 à 0,35  le mètre cube. Ce cours varie du simple au double en fonction des prévisions météorologiques, ce qui permet une certaine spéculation malgré la faiblesse du prix unitaire, car les volumes échangés sont considérables. Dans son désir naïf de mettre en scène les petits paysans spoliés par les gros capitalistes, le réalisateur donne ainsi la parole à un agriculteur qui se plaint de ne pas pouvoir acheter un surplus de 300 000 , soit un million de mètres cubes d’eau en plus de son quota actuel. Rapporté aux pratiques culturales françaises, cela lui permettrait d’irriguer 150 hectares d’amandiers durant trois mois pour un rendement de 2 t/ha (2,5 t/ha en Californie), soit plus du tiers de la production française à lui tout seul. On est assez loin du « pauv’ paysan » de Fernand Raynaud…

Le plus remarquable, dans les deux cas, c’est que les associations de défense de l’environnement se sont précipitées pour acheter des volumes d’eau, afin de préserver les milieux aquatiques : « La rivière était en train de mourir, il fallait lui donner une valeur », se félicite ainsi une militante écologiste, à la grande indignation du réalisateur qui ne propose pourtant aucune alternative. Étrangement, les financiers qu’il vilipende ont de même un discours beaucoup plus responsable que lui et s’affirment attachés à une gestion partagée et durable de l’eau, prenant en compte les besoins des milieux naturels. En Californie, un quart des quotas achetés servent ainsi à soutenir les débits des cours d’eau, aux frais des défenseurs de l’environnement. En Australie, ceux-ci ont même obtenu du législateur qu’une partie des volumes disponibles ne soit pas mise sur le marché et reste dans la nature.

Ce qui ressort de ce film rempli de contradictions, n’en déplaise à son auteur, c’est qu’il est indispensable de donner une valeur à l’eau pour la respecter. On peut ne pas accepter la logique australienne et californienne, en raison de la place qu’elle laisse à la spéculation. Mais il faut bien fonder le partage de l’eau sur une base mesurable et équitable, tout en réservant les volumes nécessaires à la protection de l’environnement. Un système de quotas ouvert à d’autres que les agriculteurs irrigants a au moins l’avantage de permettre à l’intérêt général de faire jeu égal avec les intérêts privés, avec souplesse et transparence. C’est préférable à l’anarchie ou aux arrangements discrets entre amis.

René-Martin Simonnet

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