Éditorial : Vive les élus locaux !

Dans le grand jeu de massacre que devient la démocratie quand elle dérive vers la démagogie, les élus locaux sont relativement épargnés, du moins dans les territoires ruraux. Lorsque la maire de Troupaumé est votre voisine ou qu’elle vient comme vous chercher ses enfants à l’école, il est difficile de la considérer comme une arriviste insensible aux préoccupations de ses administrés. Le citoyen moyen n’a toutefois qu’une vague idée du dévouement que nécessite l’exercice d’un mandat local et du temps qu’il faut y consacrer, dès lors qu’on s’engage un tant soit peu au service de sa commune. La plus ingrate de ces fonctions est sans doute la participation à un syndicat intercommunal. Vous ne gagnerez aucune reconnaissance sociale en présidant le syndicat d’assainissement de la Fausse Sceptique, et vous exercerez votre mandat dans l’anonymat le plus complet.

Du temps de la République des notables, il était tacitement admis que l’engagement dans la vie politique, même locale, entraînait des contreparties informelles mais réelles : le maire ne faisait pas la queue à la boulangerie, il était invité à tous les mariages qu’il célébrait, il recevait des cadeaux plus ou moins intéressés de la part des acteurs économiques locaux, l’homme à tout faire de la mairie venait réparer gratuitement une fuite d’eau dans sa maison, etc. Ces petits privilèges sans importance n’ont plus court, sauf peut-être les invitations aux mariages ; mais quel maire peut désormais sacrifier son samedi soir pour danser avec la mariée ? Quant à accepter des cadeaux ou à faire travailler le personnel communal chez soi, il ne faut plus y penser. Ce serait le meilleur moyen pour perdre l’élection suivante, voire pour se retrouver en garde à vue.

Depuis la décentralisation, les élus locaux ont été progressivement submergés par une quantité incroyable de responsabilités et de tâches les plus diverses, et cette vague s’élève encore davantage chaque année, grâce à l’imagination sans limite du législateur et des ministères. La création des établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre (EPCI-FP) n’a guère allégé cette surcharge : la métropole ou la communauté décide, mais les maires doivent ensuite contrôler l’application de ces décisions dans leur commune et s’assurer qu’on ne l’a pas oubliée au passage.

Dans une entreprise bien gérée, quand on accroît la charge de travail d’une personne, on augmente son salaire en conséquence. Mais les élus locaux français n’ont bénéficié d’aucune augmentation proportionnelle à la multiplication de leurs responsabilités. C’est parce qu’ils ne touchent pas un salaire, mais une indemnité dont le montant est étroitement encadré par la loi. Elle ne dépend ni de la richesse de la collectivité ni de la charge de travail de l’élu, mais uniquement du type de mandat et du nombre d’habitants. Ainsi, pour un maire, l’indemnité mensuelle brute va de 1 026  à 5 837 . Pour le président d’un syndicat intercommunal ou d’un syndicat mixte fermé, elle va de 190  à 1 505 , toujours en fonction de la population.

Prenons le cas d’une adjointe au maire d’un petit village, qui préside un tout petit syndicat des eaux : elle touchera très exactement 588,94  d’indemnité brute par mois, avant charges sociales et impôts. Pour ce montant, en plus de ses autres occupations électives, elle sera responsable de la fourniture d’une eau potable à tous ses usagers, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. En cas de problème, toute la faute retombera sur elle. Et si le service n’est pas concédé à un délégataire, elle devra sans doute en assurer elle-même la gestion courante, rédiger le rapport annuel sur le prix et la qualité du service et le saisir dans Sispea, à défaut d’un personnel suffisant. On comprend pourquoi de plus en plus d’élus locaux renoncent à se représenter, à mesure qu’on leur attribue de nouvelles responsabilités et de nouvelles formalités à accomplir.

On comprend aussi pourquoi l’État veut réduire le nombre de services d’eau potable et d’assainissement, et transférer plus largement le maximum de compétences aux EPCI-FP ou à des grandes structures spécialisées, les fameux syndicats XXL. Sur un plan fonctionnel, c’est une bonne idée. Mais cela revient à éloigner les responsables des administrés. Or l’expérience montre que la vitalité de la démocratie locale nécessite la proximité. Les émeutes de l’été dernier ne se sont pas produites dans les villages mais dans des quartiers urbains dont la plupart des habitants n’ont jamais discuté avec un élu local. À Paris, par exemple, il y a 503 conseillers de Paris ou conseillers d’arrondissement, soit un pour 4 260 habitants, contre un pour 14 habitants dans un village de moins de 100 habitants. À votre avis, dans laquelle de ces deux communes la démocratie locale fonctionne-t-elle le mieux ?

René-Martin Simonnet

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