o Le Sénat provoque Bercy en votant une subvention de l’État au profit des agences de l’eau

La majorité sénatoriale a sciemment violé le principe du financement des agences de l’eau par les seules redevances.

Un peu d’eau peut être efficace pour fluidifier un débat budgétaire… ou pour le rendre houleux. On l’a constaté depuis quelques mois à l’Assemblée nationale. Mais les sénateurs ne sont pas les députés : même s’ils ne peuvent plus cumuler leur fauteuil avec un mandat local, ils restent très à l’écoute des collectivités territoriales, qui sont désormais les principales gestionnaires de l’eau en France, grand et petit cycles confondus. Le Sénat n’est donc pas prêt à voter n’importe quoi pour épater la galerie.

Supprimer la TVA sur les 18 200 premiers litres de la facture d’eau ?

C’est ainsi que, lors du débat sur le deuxième projet de loi de finances rectificative de l’année 2022, l’amendement n5 défendu par Daniel Breuiller (Val-de-Marne, Gest) n’a suscité qu’un désintérêt poli. Il proposait d’exonérer de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) les 18 200 premiers litres de chaque facture d’eau potable. Soit 50 litres par jour et par abonnement, « ce qui correspond à la quantité d’eau nécessaire pour toute personne physique par an, d’après l’Organisation mondiale de la santé », a expliqué l’orateur.

La réponse du rapporteur général de la commission des finances, Jean-François Husson (Meurthe-et-Moselle, LR), fut la plus classique possible : « une telle modification du taux de TVA serait contraire au droit européen ».

La tarification sociale sera plus efficace

Toutefois, il développa davantage sa pensée : « J’entends bien les préoccupations qu’a exprimées notre collègue et son appel en faveur d’une tarification sociale de l’eau. Il est intéressant de rappeler que nous avons déjà débattu ici même de ce sujet. L’une des conclusions auxquelles nous étions parvenus était la suivante : laissons les collectivités territoriales qui le souhaitent mener des politiques de tarification préférentielle ou sociale de l’eau, les situations étant particulières selon les territoires, plutôt que de toucher au taux de TVA en considérant que cette mesure permettrait de résoudre le problème. »

Le respect du droit européen guida donc son avis défavorable, de même que celui de Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. L’amendement n5 fut ainsi repoussé sans autre débat.

Ce n’était là qu’un petit échauffement avant le débat sur l’amendement n32, que Jean-François Husson avait déjà annoncé dans la discussion générale. Formellement, cet amendement consistait à transférer 100 M à l’intérieur du budget de la mission Écologie, développement et mobilité durables, en autorisations d’engagement comme en crédits de paiement.

Cette somme était prélevée sur le programme Conduite et pilotage des politiques de l’écologie, du développement et de la mobilité durables, c’est-à-dire le budget de fonctionnement des ministères intéressés, et ajoutée au programme Paysages, eau et biodiversité. Plus précisément, elle était affectée à l’action 07, Gestion des milieux et biodiversité, à destination des agences de l’eau.

Le rapporteur général en détailla l’objet : « Cet amendement, que j’ai évoqué lors de la discussion générale, tend à donner un soutien important au programme de redéploiement et de rénovation des réseaux d’eau et à accélérer sa mise en œuvre. Je crois que les épisodes répétés de sécheresse ont démontré de manière flagrante la nécessité de rénover les réseaux d’eau, qui, parfois, ont près d’un siècle, d’où les 100 M qui sont proposés à votre vote.

Une subvention aux agences de l’eau comme dans le plan de relance ?

« J’ai lu dans la presse qu’une annonce semblable avait été faite par Mme la Première ministre à Marseille, mais, de ce que j’ai pu en comprendre, son dispositif est un peu différent, puisqu’elle propose que les agences de l’eau puisent dans leur trésorerie. Pour notre part, nous proposons une subvention, comme dans le cadre du plan de relance, de 100 M supplémentaires. »

On ne traite pas à la va-vite un amendement du rapporteur général, surtout quand il a reçu le soutien unanime de la commission des finances. Le ministre délégué prit donc tout le temps nécessaire pour tenter de convaincre le Sénat : « En effet, monsieur le rapporteur général, Mme la Première ministre a fait très récemment, sur ce sujet, des annonces qui répondent à l’objectif qui est le vôtre. Par ailleurs, le principe, aujourd’hui, est que les agences de l’eau sont financées, non par des crédits budgétaires, mais par des taxes affectées. Les consommateurs d’eau financent les agences de l’eau via les taxes affectées.

« Premièrement, pour répondre véritablement aux enjeux que vous évoquiez, notamment ceux de prévention et de limitation des épisodes de sécheresse et de développement et de financement de projets structurants, nous avions déjà, en 2022, relevé de 100 M le plafond de la taxe affectée pour que les agences de l’eau bénéficient de moyens supplémentaires.

Ou un relèvement du plafond des taxes affectées aux agences de l’eau ?

« Deuxièmement, pour 2023, Mme la Première ministre vient d’annoncer, lors d’un déplacement à Marseille (NDLR : le 14 novembre), un nouveau relèvement de 100 M du plafond de la taxe affectée, soit le montant des crédits budgétaires que vous proposez.

« Les agences de l’eau auront donc deux fois 100 M de plus à dépenser, à utiliser, à investir pour le financement de projets structurants de prévention des épisodes de sécheresse. Nous cherchons à atteindre le même objectif, mais nous ne voulons pas revenir sur le principe que les agences de l’eau sont financées par la taxe affectée, et non par des crédits budgétaires. Par conséquent, je sollicite le retrait de votre amendement. À défaut, j’émettrai un avis défavorable. »

Jean-François Husson n’était pas du genre à trembler devant une telle menace : « Monsieur le ministre, je veux répéter, non sans une certaine gravité, que, dans le cadre du plan de relance, les agences de l’eau ont obtenu des soutiens pour conduire un certain nombre de modernisations d’usines d’eau, de redéploiements et de remplacements de réseaux d’adduction dans les territoires. Cela a eu un vrai effet d’accélération : je le constate actuellement dans mon département, mais certains collègues, avec qui j’en ai discuté, me disent la même chose.

« Vous qui, comme moi, suivez la presse, vous avez dû voir, pendant tout l’été, de nombreux reportages, quels que soient les médias qui les ont diffusés, sur la question des réseaux fuyards et des taux de fuite. Rapportez-
les au montant que nous proposons, 100 M€ ! Il y va de la responsabilité de l’État, aux côtés des territoires, y compris quand il y a des taxes affectées. Il faut aller plus loin et plus fort. Plusieurs gouvernements ont mis en place des dispositifs pour réduire les moyens des agences de l’eau. Sur le grand bassin géré par l’agence de l’eau Rhin-Meuse, en dehors de celle-ci, plus personne n’intervient ! »

La plan de relance restera une exception

Gabriel Attal se défendit pied à pied, mais il était seul contre tous : « Je veux vraiment insister sur le fait que nous visons le même objectif. Effectivement, il y a eu un investissement massif de 250 M dans le plan de relance. Il avait vocation à être temporaire, comme cela a toujours été dit. Cela signifie-t-il que nous devons réduire la voilure sur notre investissement pour les agences de l’eau pour leur permettre de financer des projets structurants comme ceux que nous avons évoqués ? Non, bien évidemment ! C’est le sens du relèvement de 200 M de la taxe affectée.

« Vous venez de dire qu’il n’y a plus que les agences de l’eau qui investissaient dans ces projets […]. C’est aussi l’objectif du fonds vert à 2 Md, inscrit dans le [projet de loi de finances pour 2023] pour soutenir des collectivités locales sur des projets favorables à l’environnement. Des collectivités pourront être accompagnées, via ce fonds vert, sur de tels projets. » Cet argument ne convainquit absolument pas la majorité sénatoriale, qui ne semble pas porter dans son cœur le futur fonds vert. Elle adopta donc l’amendement n32 sans plus débattre.

Étant donné l’absence de majorité absolue à l’Assemble nationale, et donc le recours systématique à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution sur les textes budgétaires, il est fort peu probable que cette disposition figure dans le texte qui sera publié au Journal officiel. Ce n’est pas le montant qui pose problème : c’est le principe même de cette subvention qui révulse Bercy.

Depuis la création des agences financières de bassin, devenues par la suite les agences de l’eau, les grands argentiers de l’État ont toujours fait tout leur possible pour reprendre la maîtrise des recettes qu’elles collectaient et consommaient quasiment en circuit fermé. Ils y sont parvenus en 2003 puis à partir de 2012, et c’est ainsi que la facture d’eau des usagers domestiques a été largement sollicitée pour réduire le déficit de la France, puis pour soutenir la politique de protection de la biodiversité. Il est amusant de noter que la majorité sénatoriale actuelle condamne désormais ce qu’elle a été la première à faire quand elle était au pouvoir…

Le Sénat agite le chiffon rouge devant Bercy

Ce flux des agences de l’eau vers le budget général de l’État s’est quasiment tari ces dernières années, quand le « plafond mordant » sur les recettes des agences a été ajusté au niveau de ces recettes. Il a même été inversé ponctuellement dans le cadre du plan de relance, comme l’ont rappelé le rapporteur général et le ministre délégué. Mais ce dernier a bien souligné qu’il s’agissait d’une décision exceptionnelle, qui n’avait pas vocation à être renouvelée, comme le tente l’amendement n32. Demander à l’État de subventionner à nouveau les agences de l’eau, c’est vraiment agiter le chiffon rouge devant Bercy.

Sénat, 16 nov. 2022.

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