Éditorial : Covid-19 et eaux usées

La richesse d’une langue découle en partie de la diversité des sens que peuvent revêtir un mot ou une expression. C’est la base de la poésie et du jeu de mot, mais aussi d’incompréhensions durables, notamment entre le langage courant et ceux des spécialistes. Savez-vous par exemple que, pour un garagiste, une girafe est une grande chèvre ? Non, à moins d’être très calé sur les appareils de levage. Les professionnels ont de la peine à comprendre pourquoi ce qui leur semble clair est compris de travers par le grand public ; mais ce décalage sémantique en est souvent la cause.

Ainsi, quand on lui parle d’épurer les eaux usées, le Français moyen s’en tient au sens étymologique du verbe et considère qu’il s’agit de produire de l’eau pure. Et pour en faire quoi ? Pour la distribuer en tant qu’en potable, évidemment, puisqu’on lui parle toujours du cycle de l’eau. C’est du moins ce que pense la moitié de la population avec une constance remarquable, si l’on en croit le baromètre réalisé depuis 1995 par le Centre d’information sur l’eau (CIEau).

Quand on sonde les Français sur l’eau potable ou sur l’eau dans la nature, leurs réponses sont à peu près rationnelles. En revanche, dès qu’on passe à des sujets moins évidents, comme les eaux usées, c’est l’incohérence totale. Les réponses au baromètre du CIEau montrent que, confrontés à des concepts forgés par des spécialistes pour leur seul usage, les consommateurs se réfugient dans une vision symbolique de l’eau. C’est ainsi qu’une Savoyarde m’avait affirmé avec ténacité que le contenu de sa fosse septique ne polluait pas ; de même, au Conseil économique, social et environnemental, un Parisien s’était élevé contre le concept de pollution domestique. Pour eux, la pollution ne pouvait être humaine et biologique, mais seulement chimique, donc provoquée par les rejets industriels ou les intrants agricoles.

Pourquoi ma prudence ? Parce que le dernier baromètre du CIEau donne des résultats très inhabituels en ce qui concerne les eaux usées. D’ordinaire, il montre des variations de l’ordre d’un pour cent par an qui, lorsqu’elles persistent, retracent des évolutions de fond de l’opinion publique. Cela correspond bien à la raison d’être de cet organisme, qui travaille sur le long terme. Mais le baromètre de cette année comporte des variations beaucoup plus importantes en matière d’eaux usées. Dans la mesure où il se fonde sur un sondage réalisé en juin et juillet derniers, il est difficile de ne pas y voir un lien avec la crise sanitaire en cours, et c’est bien l’analyse qu’a livrée Marillys Macé, directrice générale du CIEau : « Cette pandémie a aussi permis de mieux connaître le métier de l’assainissement. La médiatisation des traces de coronavirus dans les eaux usées a nécessité pas mal d’explications et de pédagogie. On a parlé des eaux usées qui pouvaient être des vigies de la contamination. »

Quelques exemples de ces scores inhabituels : 93 % des sondés de 2020 ont jugé que les professionnels de l’eau avaient joué un rôle essentiel en assurant la continuité du service durant le premier confinement. Durant cette période, la confiance envers les services d’eau et d’assainissement s’est améliorée chez 15 % des sondés, et détériorée chez 5 % seulement, contre 25 % par exemple pour les produits alimentaires. Payer pour le traitement des eaux usées est jugé normal par 84 % des sondés, contre 81 % l’an dernier. Et l’affirmation « Dans ma vie, je contribue à la pollution de l’eau » recueille 65 % d’opinions favorables, contre 59 % l’an dernier – mais entre 76 % et 79 % jusqu’en 2012. Attention toutefois : ces deux dernières questions utilisent des concepts susceptibles d’être mal compris, comme je l’ai exposé plus haut.

Que peut-on penser de ces évolutions importantes ? D’abord, qu’il faut les prendre avec prudence, car on peut toujours tomber sur un panel non représentatif. Cela avait été le cas pour le baromètre de 2000, aux résultats tout à fait atypiques ; les scores de 2001 et des années suivantes sont redevenus conformes à ceux de 1999 et des années précédentes. Ensuite, qu’une situation sans équivalent peut se traduire par des opinions inhabituelles mais passagères. C’est ce que prédit Marillys Macé : « Je pense qu’en 2021 nous reviendrons à des scores plus proches de ceux de 2019. » Plus proches ou identiques ? « J’espère fortement que la prise de conscience envers les eaux usées subsistera et que les gens auront compris que la qualité sanitaire existe en France. Mais on ne change pas les habitudes en deux temps, trois mouvements : il a fallu quinze ans pour que l’eau du robinet devienne la boisson courante, vingt ans pour que les usagers s’estiment bien informés sur l’eau. » Patience, donc.

René-Martin Simonnet

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