Éditorial : Jouer la montre

Adopter en cent minutes une loi d’un seul article, n’importe quelle chambre du Parlement français peut le faire, même avec dix groupes parlementaires, même sans majorité absolue : il suffit d’un peu de discipline et de bonne volonté. Mais empêcher l’adoption d’un tel texte dans ce laps de temps, ce n’est pas aussi évident, à moins de multiplier les amendements, les rappels au règlement et les incidents de séance. Bref, à moins de créer le désordre et la cacophonie. Or les députés de la majorité actuelle ne veulent surtout pas apparaître comme des fauteurs de trouble. « Et en même temps », ils voulaient empêcher, si possible, l’adoption en séance publique de la proposition de loi déjà adoptée par le Sénat, « visant à permettre une gestion différenciée des compétences eau et assainissement ».

Ce texte avait déjà été adopté par la commission des lois de l’Assemblée nationale le 31 mai, selon la procédure de législation en commission. Plus précisément, un amendement du groupe Renaissance avait été substitué au texte issu du Sénat, qu’il avait vidé de sa substance en interdisant toujours aux communes isolées de conserver ces compétences après 2025. Comme le permet l’article 107-1 du règlement de l’Assemblée nationale, le président du groupe Liot a obtenu que ce texte revienne à la procédure ordinaire, dans le cadre de la niche parlementaire attribuée à ce groupe le 8 juin. Et trois amendements identiques ont été déposés pour rétablir le texte voté par le Sénat.

Si ces amendements étaient adoptés, et si aucun autre ne l’était, ce vote conforme débouchait sur l’entrée en vigueur de cette proposition de loi dans sa version sénatoriale. Or cela, le gouvernement et les députés de la majorité n’en voulaient à aucun prix. Ils visaient donc trois objectifs : en priorité, le rejet de ces amendements ; en complément, l’adoption d’autres amendements qui aurait imposé un retour du texte devant le Sénat ; et si possible, un étirement des débats empêchant l’adoption de l’ensemble du texte avant minuit. Cet instant est en effet un couperet pour les niches parlementaires, qui ne peuvent jamais déborder au-delà, contrairement à tous les autres débats.

En fin de compte, la majorité a atteint ces trois objectifs, en mobilisant en masse ses députés et en étirant ses interventions à l’extrême limite de ce que la procédure parlementaire lui permet. Elle a été aidée par le fait que l’examen de ce texte a démarré à 22 heures 40, donc cent minutes tout juste avant la levée de la séance. Je ne vais pas ici vous rendre compte de ces débats, parce qu’ils ont surtout consisté en du remplissage (voir AN, 8 juin 2023, 3e séance). Certains amendements présentent bien un certain intérêt, mais ils ne pourront éventuellement acquérir force de loi que s’ils sont repris dans un autre texte. Nous en reparlerons à ce moment-là.

Que va devenir ce texte inabouti ? Je lui vois trois destins possibles. Le plus probable sera qu’il rejoigne le grand cimetière des textes morts-nés. Le Sénat devra l’adopter de nouveau s’il désire relancer la procédure parlementaire ; mais les sénatoriales seront passées. Le second serait une reprise par le groupe Liot dans sa prochaine niche, donc dans un an. Et le troisième, beaucoup moins probable, serait une reprise par un autre groupe dans sa propre niche. Dans ces deux derniers cas, l’examen du texte reprendrait exactement là où il a été interrompu par les douze coups de minuit du 8 juin : à l’amendement no 14 de Laurence Heydel Grillere (Ardèche, Ren) tendant à ajouter un nouvel article.

René-Martin Simonnet

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