Éditorial : Routine

Depuis un an, l’humanité vit derrière un masque. Mais en temps normal, le principal vecteur épidémique n’est pas l’air, mais l’eau : c’est notamment elle qui héberge le Vibrio cholerae. Quand on ne peut pas le soigner, le choléra est une maladie foudroyante, qui tue en quelques heures ou quelques jours le quart des patients contaminés, mais jusqu’à la moitié en cas de malnutrition, contre moins de 1 % si l’on dispose du traitement approprié. Quant à sa propagation, en l’absence de mesures préventives, elle est fulgurante. Par exemple, la pandémie de choléra qui a parcouru la France à partir de 1832 a tué environ 100 000 habitants sur 33 millions (0,3 %) ; mais dans le seul quartier Saint-Merri, à Paris, la surmortalité atteignit 5,3 % en six mois. Autre exemple : dans le village belge d’Élouges, cette même année, le choléra a touché 96 habitants en six semaines seulement, soit 4,2 % de la population, et en a tué 44, décuplant la mortalité par rapport à une année ordinaire.

La prévention du choléra est facile à énoncer, sinon à réaliser : il faut empêcher la contamination de l’eau de boisson. Il est beaucoup plus difficile de le combattre quand il s’est déclaré, parce qu’il tue très vite et se propage tout aussi vite, surtout dans un territoire pauvre ou sinistré. Il a ainsi fallu neuf ans pour éradiquer l’épidémie apportée en Haïti par les casques bleus népalais en 2010. Elle a touché 8 % de la population, avec un taux de létalité de 1,2 % des malades, soit un peu moins de 0,1 % de la population totale. À titre de comparaison, c’est le taux de létalité déjà atteint par la pandémie de Covid-19 en France, en dix mois. Ces deux maladies sont aussi comparables par leur contagiosité élevée, même si le choléra est intrinsèquement beaucoup plus mortel. Il faut donc les combattre par la prévention : le choléra par la chloration de l’eau de boisson, le Covid-19 par la vaccination.

À ce sujet, je reste perplexe devant les débuts de la campagne de vaccination contre le Covid-19 en France. Rappelons quelques données de base : depuis deux mois, une journée moyenne d’épidémie tue environ 300 personnes, dont 40 % résidaient dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Éhpad), et coûte 0,7 Md€ de produit intérieur brut (PIB). Il est donc tout à fait pertinent de commencer par vacciner les résidents et le personnel des Éhpad, comme l’a recommandé la Haute Autorité de santé le 3 décembre 2020. On savait en outre depuis cette même date que le premier vaccin disponible serait compliqué à stocker et nécessiterait deux injections, et qu’il faudrait donc mettre en place une organisation complexe pour conduire rapidement cette première campagne.

La démarche logique aurait été d’ouvrir dans chaque département un ou plusieurs centres de vaccination près des lieux de stockage du vaccin, et de constituer pour chacun une équipe de vaccination et une de gestion administrative et logistique. Ce pouvait être fait en une semaine, donc pour le 10 décembre. Ensuite, il fallait passer dans chaque Éhpad pour recenser les personnes acceptant de se faire vacciner et réserver les véhicules pour les transporter jusqu’aux centres de vaccination. Enfin, on dressait un calendrier des déplacements, Éhpad par Éhpad, et on programmait en conséquence la consultation pré-vaccinale, qui peut se dérouler en tout lieu. Les premiers vaccins étant arrivés le 27 décembre, la campagne aurait pu démarrer dès le lendemain, après une petite journée de rodage des équipes. Au rythme de 35 000 injections par jour, sept jours sur sept, ce million de Français les plus vulnérables aurait été totalement immunisé fin février. Ensuite, on serait passé au reste de la population.

Or ce rythme n’a été atteint que le 8 janvier, avec douze jours de retard. Il ne sera d’ailleurs conservé que cinq jours par semaine, parce que de nombreux centres de vaccination sont fermés le week-end, et ouverts seulement huit heures par jour en semaine. Douze jours, ce sont près de 4 000 morts en plus, dont 1 400 résidents d’Éhpad, et 8 Md€ de PIB en moins. Pourquoi ce retard ? Parce que la France a commencé le 27 décembre les préparatifs qu’elle aurait pu démarrer dès le 3 décembre. Et nous ne sommes pas près de passer à la vitesse supérieure : au rythme actuel, avec leurs 40 heures hebdomadaires d’ouverture, les centres de vaccination réaliseront 200 000 injections par semaine. S’ils étaient ouverts sept jours sur sept et seize heures par jour, ils en feraient 560 000 par semaine ; et jusqu’à 840 000 s’ils vaccinaient jour et nuit, comme dans certains pays. Il faudra donc 400 semaines, soit sept ans et demi, pour que 60 % de la population française soit vaccinée. Ou alors, il faudra ouvrir davantage de centres ; mais pourquoi avoir attendu si longtemps pour s’en rendre compte ?

On a beaucoup reproché à l’administration française ce démarrage poussif, et je crois en effet qu’elle s’est vautrée dans sa routine alors qu’elle aurait dû se lancer dans la bataille. Je n’ose imaginer l’hécatombe que nous aurions connue en douze jours si la maladie à combattre avait été le choléra. Je dois tout de même rappeler qu’au-dessus des fonctionnaires, il y a un ministre de la santé, et qu’il dispose de toute l’autorité nécessaire pour obliger ses services à planifier les opérations, à lui présenter un calendrier calé sur le jour prévu de l’arrivée des vaccins, et à le faire respecter. Nous sommes en état d’urgence sanitaire, et le ministre de la santé peut donc imposer à tout organisme public ou privé toute mesure nécessaire pour faire face à cette situation. Mais pour cela, il ne faut pas attendre de se faire remonter les bretelles par le Président de la République.

Ne désespérons pourtant pas de l’administration : elle est plus souple qu’on ne le croit. La preuve nous en a été donnée ces dernières semaines par la plus vénérable et la plus routinière d’entre elles : le Journal officiel. Depuis sa création en 1869, il publie entre 302 et 304 numéros par an, qu’il pleuve ou qu’il vente, puisqu’il ne paraît ni le lundi, ni le lendemain des jours fériés, ni le 1er mai, ni le 25 décembre. Mais cette tradition a été bousculée par l’état d’urgence sanitaire : il a publié 316 numéros en 2020, dont un de 2 pages (le n308) et un de 1 366 pages (le n316). Et ce n’est pas fini : le 1er janvier 2021 sont parus deux numéros en même temps, toujours pour la première fois depuis 1869. Si même le JO peut s’adapter à l’état d’urgence sanitaire, qui ne le pourra ?

René-Martin Simonnet

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