Éditorial : Bassines

Après mille ans d’aménagements fondés sur le partage équitable de l’eau et sur une gestion pérenne de multiples activités, le marais poitevin s’est retrouvé confronté à la modernisation de l’agriculture à partir de 1950. Dans ce territoire fragile, les remembrements, les drainage et les grands travaux ont causé des dégâts considérables et durables, que ce soit sur la nature ou sur le tissu humain. Au fil des siècles, les terres s’étaient en effet retrouvées divisées en deux catégories principales : le marais mouillé, qui peut être inondé chaque année, et le marais desséché, qui est humide en hiver mais n’est jamais inondé, grâce à une gestion fine des ouvrages qui le protègent et le drainent. Les agriculteurs du marais desséché ont obtenu le droit d’imposer à ceux du marais mouillé les débits et les hauteurs d’eau qui les avantagent. Avec l’industrialisation et la mécanisation, les uns ont pu développer des cultures à haute valeur ajoutée, comme le maïs et les semences, quand les autres ont dû en rester aux prairies et à des cultures moins rentables.

Si tout le marais avait su s’unir contre le projet d’autoroute A 83, entre 1989 et 1992, les conflits ont repris ensuite et n’ont pas cessé depuis, d’autant plus que les défenseurs de l’environnement se sont mobilisés de plus en plus contre les dégâts d’une agriculture très intensive. Certes, l’État a tenté de créer en 2010 un organe de gestion concertée, censé désamorcer les conflits par la négociation : l’Établissement public du marais poitevin (EPMP). Mais ses statuts, sa composition et son règlement intérieur ne lui donnent en réalité qu’une autonomie très limitée. Désigné comme organisme unique de gestion collective (OUGC) des prélèvements pour l’irrigation, il se retrouve pour l’essentiel chargé de défendre les intérêts des irrigants. Dans leur grande majorité, ceux-ci n’ont que faire des contraintes environnementales.

C’est ainsi que l’EPMP a obtenu en 2016 une autorisation unique pluriannuelle de prélèvement d’eau (AUPP), qui a été annulée par le tribunal administratif de Poitiers le 9 mai 2019, avec effet au 1er avril 2021, donc maintenant. Son principal argument était une réduction des prélèvements au printemps et en été, grâce à la création de nombreuses réserves de substitution, appelées bassines par leurs adversaires, qui aurait été remplies en hiver par pompage dans les milieux aquatiques. Or une grande partie de ces bassines ont également vu leur autorisation annulée par le juge administratif. Le projet global n’était donc plus cohérent.

L’échec de l’AUPP avait été prédit dans un avis de 2016 de l’autorité environnementale (Ae) du Conseil général de l’environnement et du développement durable, qui avait souligné son incompatibilité et celle des projets de bassines avec les règles de gestion de l’eau et des milieux naturels. Avant de déposer une nouvelle demande d’AUPP, l’EPMP avait donc demandé conseil à l’Ae, pour éviter une deuxième annulation. Dans un courrier très détaillé du 18 novembre 2019, l’autorité avait renouvelé et actualisé certaines de ses recommandations de 2016, en soulignant en particulier qu’il convenait de procéder à une « analyse des incidences des réserves de substitution constitutives du projet » de prélèvement d’eau.

L’établissement public n’a tenu aucun compte de cet avertissement dans l’étude d’impact qui accompagne sa demande de nouvelle AUPP : les projets de bassines ne figurent même pas sur les cartes. Il en est résulté un avis très critique de l’Ae, rendu le 21 avril. Comme il est peu probable que les irrigants laissent à l’EPMP le temps de réécrire cette étude d’impact, la nouvelle autorisation qui sera sans doute octroyée a toutes les chances d’être à son tour déférée devant le juge administratif. Si celui-ci suit les critiques de l’Ae, il annulera probablement la nouvelle AUPP. En dépit de toutes les incantations de l’actuel ministre de l’agriculture et de l’alimentation, l’irrigation ne peut pas s’affranchir des règles de gestion de l’eau qui s’imposent à tous les utilisateurs.

René-Martin Simonnet

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