Éditorial : Bras de fer

Antoine Frérot perd patience, ce qui n’est pas dans sa nature : le PDG de Véolia n’est pas encore parvenu à faire avancer son projet de fusion entre son groupe et Suez. Certes, il s’est accordé avec Engie sur le rachat des actions détenues par ce groupe dans Suez, et 29,9 % du capital a été transféré à son groupe. Mais la suite de l’opération a été bloquée par la justice jusqu’à ce que les représentants du personnel des sociétés intéressées aient été consultés. Quant au dialogue entre l’acheteur et l’acheté, proposé par le premier, il est au point mort. De son président, Philippe Varin, au plus modeste de ses employés, tout le groupe Suez refuse absolument toute discussion.

Dans un entretien au Monde, publié le 3 novembre, un peu plus de deux mois après le démarrage de l’opération, Antoine Frérot annonce qu’il se lance dans une épreuve de force. À vrai dire, il ne veut pas revenir sur son engagement de parvenir à un accord avant de formuler une offre publique d’achat sur le restant du capital. Mais puisque le président et le conseil d’administration de Suez refusent toute discussion, il demande désormais aux autres actionnaires de ce groupe de se rallier à lui et de démettre les administrateurs actuels : « Ce n’est pas le conseil d’administration actuel de Suez qui a le dernier mot, ce sont ses actionnaires. » Juridiquement, il ne s’agirait pas d’un passage en force, puisqu’il est exact que les actionnaires d’une société peuvent toujours changer la composition de son conseil d’administration. Mais psychologiquement, cela y ressemblerait beaucoup.

Cet appel sera-t-il entendu ? Cela semble incertain, compte tenu de la composition actuelle du capital de Suez : les investisseurs institutionnels détiennent 45,8 % des actions, les salariés 2,8 % et le groupe lui-même 0,5 %. Soit 49,1 % qui ne bougeront pas, à moins que l’État ne demande aux institutionnels de se ranger du côté de Véolia, ce qui semble peu probable. Si le Premier ministre avait d’abord considéré l’opération d’un œil favorable, le gouvernement se montre désormais beaucoup moins enthousiaste, surtout depuis que la vente des actions de Suez à Véolia a été votée par le conseil d’administration d’Engie contre l’avis de l’État, pourtant son premier actionnaire. Et parmi les 50,9 % restants du capital de Suez, 6 % sont détenus par des actionnaires individuels, dont il est impossible de prédire les positions qu’ils adopteront.

Pour le groupe Véolia, la situation actuelle est la plus inconfortable qui soit : après avoir versé 3,2 Md à Engie, il détient près de 30 % du capital de son principal concurrent, mais il ne peut rien en faire, et il ne sait pas jusqu’à quand ce blocage durera. Or les marchés boursiers et les financeurs ne détestent  rien tant que l’incertitude. De leur point de vue, le groupe d’Antoine Frérot a dépensé 3,2 Md et se retrouve dans l’incapacité de faire fructifier sur-le-champ les actifs ainsi achetés au prix fort. S’il ne peut pas relancer l’opération, il risque en fin de compte de devoir revendre ces actions ; mais à qui et à quel prix ?

Pour l’instant, Suez profite paradoxalement de ce blocage : en prévision de l’OPA, le cours de ses actions s’est envolé de 60 % en deux mois, alors que celles de Véolia ont perdu 14 %. Toutefois le groupe de Philippe Varin reste fondamentalement dans la même situation, puisqu’il n’est pas parvenu à présenter à Engie un repreneur allié pour acquérir le capital avant sa vente à Véolia. Certes, il pourrait proposer au groupe Engie de lui racheter les 2,2 % de son capital qu’il détient encore ; mais on peut supposer que ces actions sont pour l’instant bloquées dans le cadre d’un accord avec Véolia. La situation est tellement compliquée qu’il est impossible de prédire comment s’achèvera ce bras de fer entre les deux concurrents.

René-Martin Simonnet

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