o Éditorial : Gabegie

Comment un archipel qui reçoit en moyenne 1 600 mm d’eau par an peut-il se retrouver en pénurie d’eau potable, au point de devoir en rationner la distribution selon un système qu’on appelle pudiquement des « tours d’eau », chaque commune étant alimentée à tour de rôle quelques jours par semaine ?

Pour comprendre la situation scandaleuse de la Guadeloupe, à l’origine de la loi du 29 avril 2021, il faut d’abord rappeler quelques éléments fondamentaux. D’abord, la pluie n’y est pas régulière dans le temps : le premier semestre, appelé carême, est la saison sèche, avec 550 mm de précipitations en moyenne, tandis que le second semestre, l’hivernage, est la saison humide. Mais surtout, cette pluie n’est pas également répartie sur l’ensemble de l’archipel. Elle arrose surtout l’île occidentale, Basse-Terre, qui est en réalité le massif montagneux le plus élevé des Petites Antilles, comme son nom ne l’indique pas. Au sommet de la Soufrière, il tombe jusqu’à 12 mètres de pluie par an.

Pour alimenter en eau les habitants de la grande île orientale, Grande-Terre, et de quelques petites îles, un réseau de transfert d’eau a donc été constitué depuis les versants de la Soufrière. Sa gestion a été confiée au Syndicat intercommunal d’alimentation en eau et d’assainissement de la Guadeloupe (Siaeag), qui était également un syndicat classique d’eau et d’assainissement pour la moitié des Guadeloupéens. Hélas pour tout le monde, ce syndicat a porté à sa tête un homme plein d’énergie mais piètre gestionnaire, Amélius Hernandez. Simple conseiller municipal puis conseiller général, il a voulu utiliser ce syndicat comme tremplin pour ses ambitions politiques. Au lieu de s’en tenir à son rôle de gestionnaire de l’eau et de l’assainissement, il a multiplié les opérations de communication et de prestige aux frais du Siaeag. Il s’est lancé en particulier dans l’organisation de journées de l’eau, véritables gouffres financiers pour un résultat nul.

Cette gabegie a fini par attirer l’attention de la chambre régionale des comptes (CRC) de la Guadeloupe, qui a produit en 2012 un rapport d’observations définitives accablant sur la gestion du syndicat. On y apprend par exemple que le président multipliait les « déjeuners de travail » entre les élus et les responsables du Siaeag, à 100  par personne et par repas. Lorsqu’il allait en métropole ou à l’étranger pour participer à des congrès, il se faisait accompagner par une dizaine de personnes, retenait des chambres à 600  la nuit et louait des limousines pour convoyer tout son monde. Et ainsi de suite. Au total, entre 2005 et 2011, le syndicat a dépensé en moyenne 1 M par an pour des activités qui n’avaient qu’un rapport très lointain avec ses missions. En guise de réponse, le président a accusé la CRC de s’être associée à une cabale suscitée par les « détracteurs du Siaeag ».

Tout cela resterait anecdotique si le syndicat avait été par ailleurs bien géré. Mais dans le même temps, ses finances sont passées dans le rouge. Il a alors adopté une recette classique : reporter les investissements. C’est acceptable pour une année ou deux, mais pas quinze ans de suite. D’où un résultat prévisible : le taux de fuite dans les réseaux a augmenté en flèche et dépasse désormais 50 %. Les usagers qu’il dessert et les communes auxquelles il vend de l’eau en gros ont commencé à subir des baisses de pression, puis des coupures d’eau. Assez logiquement, les abonnés ont refusé de payer leurs factures, ce qui n’a fait qu’aggraver le déficit des services. Le nouveau syndicat mixte créé par la loi du 29 avril 2021 devra ainsi à la fois rétablir l’équilibre financier, remettre les installations en état et regagner la confiance des usagers. Bon courage !

René-Martin Simonnet

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