Éditorial : Jaunisse

Connaissez-vous le virus de la jaunisse grave de la betterave, aussi appelé BYV, par abréviation de son nom anglais, beet yellows virus ? Je ne vais pas vous faire ici un cours de botanique ou d’agronomie, ce qui dépasserait mes capacités ; mais sachez que ce pathogène, transmis par certaines espèces de pucerons, provoque la jaunisse de la betterave, non seulement chez ces plantes mais aussi chez certaines de leurs cousines, dont les blettes et les épinards. Les zones de culture intensive de betterave sucrière en sont infestées de manière chronique, et le rendement peut être réduit de moitié dans le pire des cas. Comme on ne sait pas combattre le virus en plein champ, on s’attaque à son vecteur, à coup d’insecticides.

Les champs de betteraves étaient donc traités par l’application de néonicotinoïdes. Mais ces produits, très efficaces contre les pucerons, le sont aussi contre les autres insectes, dont les abeilles et les bourdons, et sans doute contre certains de leurs prédateurs, dont des oiseaux et des mammifères. Chez les humains, les gens ordinaires semblent épargnés, puisque les doses pouvant être ingérées avec les aliments et l’eau de boisson sont trop faibles pour être nocives : on peut lire à ce sujet une étude de 2006 de l’Agence californienne de protection de l’environnement sur l’imidaclopride. Quant aux travailleurs agricoles, ils ne risquent rien s’ils respectent les règles générales de protection lors de l’application des pesticides.

Après une longue lutte entre les apiculteurs et le reste du monde agricole, les autorités européennes et françaises se sont engagées dans une politique d’interdiction ou de limitation des néonicotinoïdes, que je ne retracerai pas ici en détail. Les défenseurs de l’environnement se sont rangés du côté des abeilles. Les agronomes ont proposé de remplacer les applications par un enrobage des semences : la plante qui en naît est ainsi imprégnée par le produit et protégée jusqu’à sa récolte.

Mais d’autres études ont démontré qu’une fraction importante de l’enrobage passait dans le sol et dans les milieux aquatiques, au détriment des vers de terre et des insectes aquatiques. Aussi l’article 125 de la loi n2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages a-t-il interdit en France l’utilisation des néonicotinoïdes à compter du 1er septembre 2018, y compris pour le traitement des semences. En réalité, cela n’a concerné que cinq familles de produits, listées dans le décret n2018-675 du 30 juillet 2018 relatif à la définition des substances actives de la famille des néonicotinoïdes présentes dans les produits phytopharmaceutiques.

En 2016, le législateur espérait bien que la recherche chimique et agronomique permettrait de mettre au point des traitements de substitution. Hélas, ce n’est toujours pas le cas : les essais ont échoué. Et voici que les betteraviers français se retrouvent confrontés à une épiphytie de jaunisse, qui réduit de 30 % à 50 % leur rendement ; ils menacent donc de changer de culture. Or la France est le premier producteur européen de sucre, avec 46 000 emplois à la clé. Dans les autres zones betteravières de l’Union européenne, les agriculteurs avaient déjà obtenu des dérogations pour continuer à combattre les pucerons avec ces insecticides. Alerté par la filière sucrière, le ministre français de l’agriculture et de l’alimentation a annoncé jeudi dernier, d’une part, une aide accrue de l’État pour la recherche de traitement alternatifs et, d’autre part, une modification prochaine de la loi du 8 août 2016, pour permettre durant trois ans l’utilisation de semences de betteraves enrobées de néonicotinoïdes.

Le ministre s’est efforcé de prévenir les protestations des apiculteurs, en promettant un encadrement très strict de cette dérogation. Toutefois, dès lors que des semences enrobées auront été semées, il sera impossible d’empêcher les produits d’enrobage de se diffuser dans le sol et, de là, dans les milieux aquatiques. De quoi donner la jaunisse aux défenseurs de l’environnement, d’autant plus que les producteurs de maïs se sont empressés de réclamer vigoureusement la même dérogation à leur profit. La rentrée parlementaire risque d’être agitée.

René-Martin Simonnet

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