Éditorial : Monopoly

Une seule certitude dans le grand jeu engagé le 30 août : Engie n’a pas l’intention de conserver sa participation dans Suez. La crise sanitaire a contrarié ses grands projets d’investissement dans les énergies renouvelables, les infrastructures gazières et les services aux clients, mais le groupe n’a pas prévu d’y renoncer. Ces projets devaient être pour l’essentiel financés par des cessions d’actifs secondaires, ce qui permettait en outre à Engie de se recentrer sur son cœur de métier : les milieux boursiers n’aiment pas les sociétés qui s’éparpillent dans une multitude d’activités, car cela complique le travail des analystes. Or, jusqu’à présent, ce groupe avait conservé l’essentiel des participations héritées de ses trois prédécesseurs : Gaz de France, Suez et le groupe Lyonnaise des eaux. C’est comme au Monopoly, où il faut savoir à un moment céder ou échanger ses cartes isolées pour constituer des ensembles cohérents sur lesquels on pourra construire de beaux hôtels très rentables.

Sur le papier, il est tout à fait logique qu’Engie ait proposé à Véolia d’acquérir sa participation dans Suez, et que Véolia ait accepté : fusionner les nos 1 et 2 mondiaux de l’eau et des services aux collectivités pourrait permettre de constituer un groupe très puissant, capable de tenir la dragée haute à tous ses concurrents du monde entier. Toutefois, Engie n’a aucun état d’âme et n’hésitera pas une seconde à préférer un autre acquéreur mieux disant, quel qu’il soit : en ces mois difficiles pour tout le monde, ceux qui auront la meilleure trésorerie s’en sortiront moins mal.

Or, si Antoine Frérot est parvenu à ramener l’endettement de Véolia à un niveau acceptable, après dix ans de cessions et de restructurations, il lui sera tout de même difficile de rassembler assez de fonds pour satisfaire les exigences financières d’Engie. Il a certes prévu de revendre sur-le-champ Suez eau France à un fonds d’investissement, puisqu’il ne pourrait de toute façon pas conserver cette activité, sous peine de se retrouver dans une situation de monopole prohibée. Mais dans le contexte actuel de crise économique majeure, Véolia aura de la peine à trouver assez de partenaires financiers prêts à s’engager sur le long terme.

Un autre facteur d’incertitude sera la position de l’État français, qui demeure le principal actionnaire d’Engie : il ne peut pas se désintéresser du devenir de Suez et des remous politiques, économiques et sociaux que cette opération risque de provoquer en France. Or, depuis son directeur général jusqu’au plus modeste de ses agents, Suez s’est dressé comme un seul homme contre cette opération. Et ce groupe peut compter sur le soutien de ses principaux clients, les élus locaux de tous bords. Véolia aussi, me direz-vous : mais les élus ne se précipiteront pas au secours de celui-ci, s’il apparaît dans l’opération comme le responsable d’une casse sociale et industrielle. Son PDG le sait parfaitement, et c’est pourquoi il se montre très discret depuis qu’il a formulé son offre, le 30 août. Il a pris son bâton de pèlerin pour tenter de convaincre à la fois les milieux financiers et le monde politique. Il a le temps : l’éventuel rachat ne pourra être effectif qu’après le feu vert des diverses autorités de la concurrence, dans au moins un an.

Pour la petite histoire, notons que les deux prédécesseurs d’Antoine Frérot se sont lancés dans la bataille : Jean-Marie Messier avec Véolia, Henri Proglio avec Suez. Concernant ce dernier, on constate une fois de plus que la vengeance est un plat qui se mange froid… On notera aussi que la Fédération professionnelle des entreprises de l’eau (FP2E), dont les deux groupes sont les principaux membres, a préféré annuler le grand événement consensuel qui devait marquer son assemblée générale, le 24 septembre. Le prétexte invoqué est le rebond de la pandémie de Covid-19 en France. Mais la vraie raison est évidemment que, dans le climat actuel, il aurait été impossible de réunir les cadres dirigeants de Véolia et ceux de Suez. C’est au Monopoly que les adversaires s’asseyent autour de la même table pour s’affronter ; pas dans la vraie vie.

René-Martin Simonnet

Retour