o Éditorial : Poison

Puisque l’eau est un produit vital et irremplaçable, l’empoisonnement des puits et des citernes est une arme aussi vieille que la guerre elle-même. On y jetait des cadavres, mais il suffisait alors de mélanger à cette eau contaminée une boisson alcoolisée pour en combattre les effets. C’est ainsi que les légions romaines emportaient dans leurs chariots une réserve de vin suffisante pour désinfecter la boisson de tous les soldats. On pouvait aussi faire bouillir l’eau et la transporter dans des récipients fermés, mais c’était réservé à des privilégiés, comme les pharaons.

Dès que des diplomates se sont efforcés d’atténuer la férocité des guerres, ils se sont attaqués en priorité à ce procédé déloyal, qui affecte beaucoup plus les populations civiles que les combattants. De nos jours, les deux protocoles additionnels du 8 juin 1977 aux conventions de Genève interdisent, lors des conflits internationaux et des guerres civiles, de priver d’eau potable les populations civiles… mais pas les forces armées. Cette restriction est souvent invoquée pour justifier la destruction d’usines et de réseaux d’eau, au prétexte qu’ils serviraient aux seuls belligérants. Et dans les guerres civiles, cette interdiction est largement ignorée.

Le terrorisme étant une forme de guerre, il n’hésite pas à s’attaquer aussi à l’eau potable. Toutefois, faire sauter une usine ou une canalisation d’eau ne présente aucun intérêt en termes d’impact médiatique. Les terroristes préfèrent essayer d’empoisonner l’eau, afin de tuer ou de terroriser le maximum de personnes. Mais ce n’est pas aussi facile qu’il y paraît : il faudrait parvenir à introduire dans l’eau un volume suffisant d’un produit toxique, autant que possible indétectable à l’aspect ou au goût ; sinon, les consommateurs ne la boiraient pas. Jusqu’à présent, la tentative la plus sophistiquée avait visé l’ambassade des États-Unis à Rome, il y a une quinzaine d’années. Une autre, voici dix ans, ciblait des réserves d’eau pour des campings en Espagne. Dans les deux cas, il semble que les terroristes avaient largement sous-estimé le volume de poison nécessaire pour parvenir à leurs fins.

Le mois dernier, dans la petite usine d’eau d’Oldsmar, en Floride (États-Unis), un pirate a failli réussir une opération de cette nature, en prenant le contrôle du système informatique qui commande le dosage des produits chimiques de traitement. Si l’on en croit les explications embarrassées des autorités locales, il aurait profité d’une brèche dans la sécurité informatique, provoquée par une opération de maintenance des programmes. Toujours est-il qu’en passant par internet, ou en programmant à l’avance une bombe logique, il est parvenu à modifier le réglage de l’injection d’hydroxyde de sodium, aussi appelé soude caustique, en le faisant passer subitement de 100 à 11 000 parties par million, soit de 0,01 % à 1,1 %, ce qui rend très corrosive l’eau ainsi contaminée. Le technicien qui réalisait la maintenance a vu la modification en direct et est parvenu à la bloquer sur-le-champ.

Cet attentat n’a pas été revendiqué et son auteur n’a pas encore été démasqué. On ne peut pas exclure qu’il se soit agi d’une très mauvaise plaisanterie, mais le pirate a démontré une connaissance poussée, non seulement en informatique, mais aussi en chimie. La soude caustique est d’un usage fréquent à faible dose dans les usines de production d’eau potable, pour relever légèrement le pH d’une eau un peu trop acide. Mais à la dose de 1,1 %, elle aurait gravement corrodé le ciment et certains métaux des installations. Il est peu probable qu’elle aurait affecté directement les 15 000 usagers de ce réseau : l’autosurveillance de l’exploitant aurait automatiquement détecté le pH trop élevé, et la distribution d’eau aurait été interrompue. Le plus grave dans cette affaire, c’est l’idée de dérégler le traitement, discrètement et à distance, et peut-être même en différé. Plus besoin d’introduire un poison dans le réseau : il suffit d’utiliser les produits chimiques présents dans l’usine de potabilisation.

René-Martin Simonnet

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