o On ne peut pas interdire a priori un barrage qui ne constitue pas un obstacle à la continuité écologique

La moitié de ce décret est annulée, l’autre moitié n’est validée qu’au prix d’une interprétation restrictive.

Quatorze fédérations, associations, sociétés et syndicats professionnels se sont retrouvés par accident à contester tout ou partie du décret n2019-827 du 3 août 2019 modifiant diverses dispositions du code de l’environnement relatives à la notion d’obstacle à la continuité écologique et au débit réservé à laisser à l’aval des ouvrages en rivière.

À vrai dire, leurs critiques ne sont pas uniformes. Si l’Union des étangs de France demande au Conseil d’État d’annuler pour excès de pouvoir tout ce texte qui comporte deux articles, huit acteurs de la petite hydroélectricité visent seulement l’article premier, tandis que quatre associations de protection de l’environnement et la Fédération nationale de la pêche en France et de protection du milieu aquatique s’attaquent uniquement à l’article 2.

Le Conseil d’État confirme d’abord que l’autorité réglementaire était bien compétente pour édicter des règles spécifiques concernant les cours d’eau méditerranéens, dont les caractéristiques de sécheresse estivale ne sont pas des phénomènes exceptionnels.

L’autorité compétente varie selon que le débit minimal spécifique sera permanent ou temporaire

Plus précisément, pour les cours d’eau ou sections de cours d’eau présentant un fonctionnement atypique, la réglementation peut fixer un débit minimal spécifique, inférieur à celui que prévoit l’article L. 214-18 du code de l’environnement, et applicable de manière permanente, le cas échéant pendant une partie seulement de l’année. C’est seulement en cas d’étiage naturel exceptionnel que l’autorité administrative locale, et non la réglementation nationale, peut fixer un débit minimal temporaire inférieur à celui que prévoit le même article.

D’autres critiques visent la participation du public, et en particulier le fait que le projet de décret en Conseil d’État a été modifié après cette procédure. Le juge administratif suprême prend soin d’examiner en détail ces modifications, pour voir si elles auraient dû être suivies d’une nouvelle participation du public.

Dans la version soumise à cette procédure, le projet de décret assimilait à une construction toute reconstruction d’un ouvrage dès lors que, du fait de son état de délabrement, la continuité écologique était restaurée naturellement en quasi-totalité ; il ne prévoyait d’exception que pour une reconstruction dont les démarches administratives et techniques sont entreprises dans un délai raisonnable à la suite d’une destruction liée à des circonstances de force majeure ou de catastrophe naturelle.

Il est plus facile de reconstruire un ouvrage fondé en titre

En revanche, le texte définitif distingue selon que l’ouvrage est fondé en titre ou pas. S’il l’est, la reconstruction n’est assimilée à une construction que lorsque la ruine a été constatée selon la procédure spécifique prévue dans ce cas. S’il ne l’est pas, cette reconstruction est assimilée à une construction dès lors que l’ouvrage est abandonné ou ne fait plus l’objet d’un entretien régulier et et qu’il est dans un état de dégradation tel qu’il n’exerce plus qu’un effet négligeable sur la continuité écologique. Et, comme dans la version originale, la reconstruction d’un ouvrage détruit accidentellement et intervenant dans un délai raisonnable n’est pas assimilée à la construction d’un nouvel ouvrage.

Ainsi, le décret attaqué se borne à adapter les conditions qu’il pose au régime juridique des ouvrages fondés en titre. Par suite, eu égard à leur nature et à leur portée, les modifications apportées après la consultation du public ne peuvent être regardées comme ayant pour effet de dénaturer le projet sur lequel avaient été initialement recueillies les observations du public.

Le titre d’un décret n’a aucune importance

Une fois écartés les moyens visant la légalité externe du décret attaqué, le Conseil d’État passe à sa légalité interne, et d’abord à son titre. Il apporte à ce sujet une précision savoureuse : « Le titre d’un décret, qui est dépourvu de valeur normative, est sans incidence sur la légalité de ses dispositions. Dès lors, l’Union des étangs de France ne peut utilement soutenir que le décret attaqué méconnaît l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité du droit et le principe de sécurité juridique, au motif que son titre comporte la notion de rivière alors que celle-ci n’est pas définie dans le code de l’environnement. »

Concernant l’article premier, attaqué par les partisans de l’hydroélectricité et des étangs, le juge ne prend en considération qu’un seul moyen, car il est suffisant : cet article a interdit, de manière générale, la réalisation de tout seuil ou barrage dans le lit mineur des cours d’eau classés au titre du 1o du I de l’article L. 214-17 du code de l’environnement, dès lors que ce seuil ou barrage atteint ou dépasse le seuil d’autorisation du 2o de la rubrique 3.1.1.0 de la nomenclature des Iota annexée à l’article R. 214-1 du même code.

Pas d’interdiction sans analyse au cas par cas des circonstances

Mais la loi prévoit « que l’interdiction de nouveaux ouvrages s’applique uniquement si, au terme d’une appréciation au cas par cas, ces ouvrages constituent un obstacle à la continuité écologique ». Cet article premier est donc contraire à la loi et mérite d’être annulé.

À l’inverse, pour évaluer la légalité de l’article 2, le Conseil d’État se plonge dans tous les moyens soulevés par les défenseurs de l’environnement et de la pêche de loisir. Tous ne sont pas d’un intérêt égal. On retiendra l’argumentaire visant le 1o de cet article 2, qui définit comme présentant un fonctionnement atypique les cours d’eau ou sections de cours d’eau transformés par des grandes chaînes de barrages.

Une chaîne ininterrompue de barrages n’est plus un cours d’eau

Le Conseil d’État estime qu’entre ces barrages dont les plans d’eau se succèdent sans interruption, « en l’absence de véritable cours d’eau, le maintien d’un débit plancher nécessaire au fonctionnement minimum d’un cours d’eau [n’est] par pertinent ». Dès lors, l’autorité réglementaire « a fondé son appréciation sur des critères objectifs et rationnels au regard du but poursuivi par le législateur, sans qu’il en découle une rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques pour les gestionnaires d’ouvrages hydroélectriques ».

Le 2o de cet article 2 détaille les catégories de cours d’eau présentant un fonctionnement atypique en raison de leur localisation dans certains départements du bassin méditerranéen. Le 3o a ajouté une restriction : « La fixation d’un débit minimal inférieur est toutefois subordonnée à la condition que, malgré la mise en œuvre ou la programmation de toutes les mesures d’économie d’eau techniquement et économiquement réalisables, le respect du débit minimum du vingtième du module ne permet pas de satisfaire les prélèvements destinés à l’alimentation en eau potable ou à l’irrigation gravitaire en période d’étiage estival. »

Contrairement à ce que prétendent les requérantes qui attaquent ces deux dispositions, la catégorie de cours d’eau prévue au 2o « n’est pas définie par la seule localisation des cours d’eau dans un nombre limité de départements mais par les particularités hydro-climatiques d’une partie de ces cours d’eau caractérisant un fonctionnement atypique. Il n’est pas établi, ni même allégué, que des cours d’eau présentant un fonctionnement similaire se trouveraient dans d’autres parties du territoire national et auraient dû bénéficier de la même dérogation. » Par suite, les dispositions critiquées ne sont donc pas fondées sur un critère autre que le fonctionnement atypique des cours d’eau.

Au 3o, les associations requérantes auraient peut-être pu obtenir l’annulation des termes « ou à l’irrigation gravitaire », car le législateur n’a eu l’intention d’accorder la priorité qu’à l’alimentation en eau potable. Mais elles auraient dû pour cela se reporter aux débats parlementaires qui ont précédé l’adoption de la Lema.

L’eau potable est prioritaire, mais elle n’est pas forcément la seule priorité

Dans le texte final, repris à l’article L. 211-1 du code de l’environnement, cette priorité est bien mentionnée, mais rien n’indique qu’elle soit exclusive. Par conséquent, dès lors que le 3o de l’article 2 la cite, le Conseil d’État estime que rien n’interdisait à l’autorité réglementaire de lui adjoindre une autre priorité.

Ces associations ont aussi soutenu que ce 3o ne respecte pas l’article L. 110-1 du code de l’environnement, qui impose le respect du principe d’action préventive et de correction des atteintes à l’environnement, en utilisant les meilleures techniques disponibles à un coût économiquement acceptable.

Le juge leur donne tort, mais dans des termes qui leur permettront par la suite de déposer des recours contre des décisions individuelles non conformes à ces considérants : « D’une part, en prévoyant que doivent être mises en œuvre ou programmées toutes les mesures d’économie d’eau techniquement et économiquement réalisables, l’article 2 du décret permet non seulement d’éviter des prélèvements futurs sur la ressource en eau ou de compenser les effets des prélèvements passés, mais aussi garantit que soient utilisées les meilleures techniques disponibles à un coût économiquement acceptable. […]

« D’autre part, il appartient à l’autorité administrative, lorsqu’elle fixe […] un débit minimal spécifique, de prendre en compte les conditions climatiques afin que ce débit minimal […] garantisse en permanence la vie, la circulation et la reproduction des espèces vivant dans les eaux. »

Le Conseil d’État rend ainsi un jugement de Salomon : l’article premier est annulé, et l’article 2 est validé, mais sous des conditions telles qu’il sera très contraignant.

CE, 15 févr. 2021, nos 435026, 435036, 435060, 435182 et 438369 (JO 27 févr. 2021, texte n89).

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