o Éditorial : Miroir d’eau

Depuis un quart de siècle, le Centre d’information sur l’eau (CIEau) publie chaque année un baromètre intitulé Les Français et l’eau et réalisé par la Sofres, puis par TNS-Sofres, puis par Kantar, autrement dit par la même équipe et selon les mêmes modalités. Certaines questions sont formulées à l’identique depuis l’origine, d’autres ont changé d’intitulé, d’autres sont apparues ou ont disparu au gré des fluctuations de l’actualité. Chaque édition donne une vision assez fidèle de la relation entre les Français et l’eau à un moment donné, mais il est encore plus intéressant de suivre l’évolution des réponses au fil des ans. Il y aurait là matière à une thèse de sociologie, voire à plusieurs. On constate notamment l’effet de certains événements plus ou moins liés à l’eau elle-même.

Ainsi, lors de la première édition, les sondés étaient 70 % à trouver que le prix de l’eau était trop élevé. C’était logique : depuis deux ans, les médias étaient remplis de débats et de protestations sur ce sujet, dans la foulée de certaines affaires qui avaient fortement terni la réputation des entreprises du secteur. En outre, sous l’effet de la loi du 3 janvier 1992 sur l’eau, le prix de l’eau était censé doubler en dix ans, et les premières augmentations qui en résultaient passaient mal. Ces péripéties sont désormais bien oubliées : l’an dernier, seuls 54 % des sondés continuaient à juger plutôt cher le prix du service de l’eau. Ce score est remonté à 59 % cette année, mais c’est sans doute là l’effet de l’inflation et d’un climat pessimiste dû à l’interminable pandémie que nous vivons. En tout cas, aujourd’hui comme en 1996, une écrasante majorité des sondés sont toujours incapables de dire combien ils payent réellement.

Un autre effet de l’actualité a été la ruée vers l’eau plate en bouteille, constatée en 2002 et 2003 : il s’agissait là d’une conséquence imprévue des attentats du 11 septembre 2001. Dans la foulée de ce choc mondial, les médias avaient commencé à s’intéresser à la possibilité pour des terroristes d’empoisonner l’eau du robinet. Il y a d’ailleurs eu quelques tentatives, mais elles ont échoué car un tel crime est à peu près irréalisable. Depuis, la logique économique a repris le dessus, et 68 % des sondés de 2021 boivent de l’eau du robinet tous les jours ou presque, contre 59 % en 2003. Ceux qui donnent la préférence à l’eau plate en bouteille sont redescendus de 73 % à 48 %.

La canicule de 2003 a laissé une trace plus durable : alors qu’en 1996, 69 % des sondés considéraient qu’ils ne manqueraient jamais d’eau dans leur région, ils ne sont désormais plus que 36 % à formuler cette opinion. Il faut dire que, sous l’effet du changement climatique, ce sujet ne quitte plus l’actualité. Et les Français ne font pas la différence entre l’eau du robinet et l’eau pour l’irrigation, et une partie des médias et des responsables politiques non plus.

D’ailleurs, l’idée dominante est que la même eau vaut pour tous les usages, ce qui explique la progression de l’idée de remplacer l’eau potable par l’eau de pluie et les eaux usées traitées. Il ne s’agit là toutefois que d’une adhésion théorique, car la plupart des sondés n’utilisent pas ces ressources alternatives, ou seulement pour arroser leur jardin. Mais puisque la moitié des Français croient depuis vingt-cinq ans que l’eau potable est produite à partir des eaux usées, cette réponse est logique.

Le dernier événement affectant ce baromètre est le Covid-19, mais il est trop tôt pour déterminer précisément si et comment la pandémie influencera durablement les réponses. L’eau est certes un miroir de notre vie, mais c’est un miroir déformant dans lequel la plupart des reflets s’estompent en quelques années. Ce qui est sûr, c’est que lorsqu’on demande aux Français sur quelles questions ils souhaitent être informés en matière d’eau, ils placent cette année en tête les virus et les bactéries (59 %), juste devant un sujet de préoccupation permanent, les nitrates et les pesticides (58 %), et assez loin devant la composition de l’eau, les microplastiques et les médicaments. Et comme la contradiction est inhérente à la nature humaine, ils continuent comme chaque année à se plaindre du chlore dans l’eau (57 %), presque autant que du calcaire (69 %).

René-Martin Simonnet

Retour