o Éditorial : Bataille décisive

Les 27 et 28 mai 1905, la Russie perdit 21 de ses principaux navires, coulés dans le détroit de Tsushima par une flotte japonaise moins puissante en théorie, qui ne déplora pourtant que la perte de trois bâtiments de faible tonnage. Ce triomphe inouï inspira aux stratèges japonais la doctrine de la bataille navale décisive, ou kantai kessen : il fallait doter l’archipel nippon d’une réserve stratégique de très gros navires, qui détruiraient en une seule fois n’importe quelle flotte d’invasion ennemie. Cette théorie se révéla obsolète quarante ans après, contre les États-Unis et leurs alliés qui pratiquaient une guerre d’usure à grande distance, grâce aux porte-avions et aux sous-marins. Un navire après l’autre, toute la flotte japonaise fut envoyée par le fond, y compris la réserve stratégique. Ainsi coula le concept de kantai kessen.

Bien que moins dévastatrices, les batailles boursières peuvent présenter certaines analogies avec les vraies guerres. Leur but est en général de prendre le contrôle d’un adversaire, plutôt que de le détruire, et leurs seules armes sont l’argent et la parole, mais les opérations peuvent être aussi féroces. On parle d’ailleurs de raids boursiers, d’alliances, de victoires, de contre-attaques, de pertes, etc. Jadis, tous les coups étaient permis, et on a ainsi prétendu que Natan Rothschild avait fait fortune à la Bourse de Londres grâce à une manœuvre éclair qui aurait réussi parce qu’il avait été informé avant tous les autres du résultat de la bataille de Waterloo. Ce n’est qu’une légende mais cette ruse aurait pu être vraie, puisqu’il n’y avait alors aucune règle. Désormais, les opérations boursières sont beaucoup plus réglementées, de même que les guerres sont censées être encadrées par les conventions de Genève.

Tout comme les militaires, les capitalistes d’aujourd’hui préfèrent éviter les grandes batailles décisives, parce qu’elles n’offrent que deux issues : une victoire décisive ou une défaite décisive. Si l’adversaire est de la même force, l’attaquant prend un risque considérable qui ne peut qu’irriter ses actionnaires. On a même vu des offres publiques d’achat (OPA) inamicales se retourner contre leur auteur, la cible engageant une contre-OPA et s’emparant du capital de son attaquant. Il est plus sûr de tenter de séduire une proie ou ses actionnaires, d’avancer prudemment et de grignoter des parts du capital afin de se retrouver en position de force. C’était la ligne suivie depuis le 31 août par Antoine Frérot, président-directeur général de Véolia, pour prendre le contrôle de Suez.

Pourquoi a-t-il changé de stratégie le 7 février, en annonçant qu’il lançait une OPA sur la totalité des actions de son concurrent ? D’abord parce qu’il n’a pas gagné un pouce de terrain depuis qu’il a acquis 29,9 % du capital. Le nouveau dialogue proposé le 17 janvier par Bertrand Camus, directeur général de Suez, a tourné court. Une dernière rencontre entre les deux hommes, le 5 février, a débouché sur un constat de désaccord total. Mais surtout parce que Suez serait sur le point de lancer une contre-offensive avec le renfort des fonds d’investissement Ardian et GIP. Bien qu’il n’ait rien d’un samouraï sanguinaire, Antoine Frérot a donc engagé une bataille décisive en mettant près de 8 Md sur la table. Pour l’instant, il n’y a gagné qu’une volée de bois vert, un imbroglio judiciaire et une saisine de l’Autorité des marchés financiers par le ministre de l’économie, des finances et de la relance, furieux de ce passage en force. Mais à l’inverse des vraies guerres, les batailles boursières ne se jouent pas en un jour, et le vent peut tourner.

René-Martin Simonnet

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